« La jubilation de surfer vient de la maîtrise durant quelques instants de la verticalité du corps sur une horizontalité ondoyante, écumante, rapide. Le surf est un rodéo debout. Il faut s’accrocher à l’air jusqu’à épuisement de la monture ».
Jamais la même vague est un roman ondoyant, écumant et vif, sorte de rodéo littéraire que livre Frédéric Schiffter avec ses personnages et les aventures romanesques et follement réelles, qui les saisissent, les renversent, les électrisent, et les tétanisent. Jamais la même vague est le roman de deux destinées qui vont se rencontrer, Alice et Boris, l’une va embrasser la vie d’un beau surfeur américain qu’aucune vague n’effraie, l’autre défendre un jeune délinquant néonazi impliqué dans la mort d’un jeune antifa lors d’une bagarre de rue entre deux bandes rivales de jeunes gens énervés, que tout oppose sauf, les poings et les insultes.
Les destinées comme les vagues ne se rencontrent jamais, sauf lorsque la tempête fait rage sur le littoral, et qu’elles sont tout aussi désorientées que les hommes qui les observent. Alice va subir l’assaut de violentes vagues de son amoureux devenu riche et un peu mafieux, la main lestée de plomb pour la frapper ; Boris, voir se transformer son client énervé à l’idéologie frelatée en un fervent lecteur du Coran, barbe et délires à l’appui, et voir disparaître un ami cher, qui a choisi de se perdre dans un désert de neige. Les destinées se croisent souvent quand les vents sont favorables, favorables à leurs humeurs et à leurs passions, Jamais la même vague surfe sur ces vents gracieux et parfois mauvais, avec finesse et brio. Tout vient du surf et tout y revient dans ce livre, le surf que le philosophe-écrivain pratique et admire (1). Le surf, cette vitalité romanesque qui enflamme les hommes et couronne les vagues.
« En face de lui, éclairée par la lueur de la lampe du salon, la bibliothèque étalait des romans achetés au fil des années. Il avait devant les yeux les chapitres de son existence. Il lui était difficile de dire combien il possédait d’ouvrages. Peu importait leur nombre. Il avait besoin de leur présence. Ils étaient de vieux amis ».
Frédéric Schiffter signe là son premier roman ; le philosophe sans qualités, comme il aime à se faire appeler, réussit un brillant livre d’époque, comme nous dirions de La Belle Epoque, de la fin des années 70 aux années 2000, où brille l’argent facile, les trafics en tout genre, les bagarres, les violences politiques et l’ivresse du sexe, entre la Californie, le Pays basque, et Paris. En admirateur de Michel Houellebecq (2), Frédéric Schiffter s’empare, lui aussi, de tous les travers de la société, de tous ses délires, ses croyances, de ses folies, sa violence sociale, ses rêves, ses perversions, et ses effondrements. Frédéric Schiffter croit dur comme fer au style classique, et affine son roman aux belles manières littéraires. Pour montrer le ridicule, il sait qu’il ne faut à aucun instant tomber dans le ridicule romanesque, pour saisir cette jeunesse étourdie par quelque idéologie mortifère ou telle abondance financière, il ne faut pas se faire procureur, mais romancier. Il sait que jamais la langue ne doit faiblir, se laisser aller, divaguer, chuter ; en tout instant, comme sur une planche de surf, elle doit être ferme et agile. Pour se saisir de l’amour, il faut être un écrivain amoureux. Frédéric Schiffter est un orfèvre qui compose un roman, comme Miles Davis composait Kind of Blue : tout y est parfait, finement orchestré, grandement arrangé, juste, bref, incisif, et si des réflexions philosophiques s’invitent, c’est toujours en mesure, sans la moindre dissonance – Ma mémoire me joue le mauvais tour d’être fidèle. Frédéric Schiffter a le talent d’un accordeur de piano, il donne à son roman une belle résonnance, une force lyrique et nostalgique, sans fausses notes. Il garde des époques qu’il évoque, la force du souvenir, la grâce agile du témoin curieux. Frédéric Schiffter, qui a la passion de philosopher pour lui-même à la manière de Montaigne, réussit ce passage très risqué qui conduit de l’essai à l’art du roman, où dans la confusion du monde, deux êtres se rencontrent et apprennent à s’aimer face à l’océan, d’où se détache l’ombre dansante d’un surfeur. La mort peut attendre, semble-t-il dire dans ses figures légères, nous l’avons tant de fois croisée.
Philippe Chauché
(1) Une vague ne se cache pas pour mourir. Elle aime disparaître sous le regard des hommes, Petite philosophie du surf, Frédéric Schiffter, Milan, 2005
(2) Houellebecq ne croit pas en l’humanité. Il a parfois pitié d’elle. L’exploitation est la seule réalité sociale et l’aliénation un concept vide, Dictionnaire chic de philosophie, Frédéric Schiffter, Ecriture, 2014.
http://www.lacauselitteraire.fr/jamais-la-meme-vague-frederic-schiffter-par-philippe-chauche
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