« Je crois que pour la première fois j’ai contemplé la beauté de l’existence humaine, vu ce que cela signifiait d’exister, vu que j’existais, vu le vent, les arbres, je les ai tous vu exister. J’ai vu comment les pierres, les chemins, l’eau des rivières existaient ».
« Il faut toujours se préparer aux plus grosses déceptions qu’on puisse imaginer, au sein desquelles il faut laisser une place à la joie, oui, à la joie ».
Alegría, comme si nous chantions le bonheur de lire ce qui s’écrit dans la joie. Alegría, c’est cet instant final de la fiesta flamenca, ce fin de fiesta, qui est au flamenco, ce que la vuelta (1) est à la tauromachie, même joie partagée, mêmes frissons et même sentiment de joie partagé avec ce qu’il convient de retenue. Manuel Vilas transforme ce sentiment, cette Alegría, en un récit, une autobiographie où la langue se livre, comme se livrent ses souvenirs. Manuel Vilas poursuit une œuvre unique qui a débuté en traduction française avec Ordesa, chez le même éditeur et servi par la même traductrice (2). Alegría est le roman de la vie de l’écrivain qui se déroule sous nos yeux, entre Madrid, Barcelone, New York, Chicago, Barbastro, sa ville de naissance, où flamboie encore la flamme de ses parents.
Vie d’écriture et de lecture, vie de surprises, de transmissions et d’admirations, vie profondément espagnole, comme le fût celle de Lorca – Sous la terre gît celui qui a aimé jusqu’à en tomber raide mort la terre d’en haut appelée Espagne. Après le livre du père et de la mère disparus, l’écrivain espagnol offre ici celui de ses enfants, de sa compagne, de sa terre, cette peau de taureau (3), et toujours comme une romance, celle de ses chers disparus. Dans ces cent sept chapitres, dans ces cent sept lettres épîtres, l’écrivain mêle réflexions, sensations, admirations, regard affûté – Comme la lune est haute, ici, en Italie ! –, souvenirs, jeu continu avec son ombre noire, Arnold Schönberg, qu’il nomme simplement Arnold – Arnold le sauvage. Arnold le tueur de cerveaux. Arnold, une simple vérité nue –, présence heureuse et stimulante de ses deux fils, Bra et Valdi, de Mo sa compagne, qui portent tous les trois des noms de musiciens, Brahms, Vivaldi et Mozart. La présence également plus troublante de ses parents disparus, baptisés Bach et Wagner. Pas un instant sans que son père ne s’invite, témoin d’un temps suspendu qui inspire, et parfois aspire l’écrivain, comme l’inspire et l’aspire l’histoire et sa passion de l’Espagne qui est pour lui un temps retrouvé.
« Le poète Federico García Lorca aimait l’Espagne comme nul ne l’a jamais aimée. Il l’a aimée avec joie. Il a tout pardonné à l’Espagne et est toujours ici avec nous. Je le lisais à quinze ans, mon père me regardait ».
« Un moment en amène un autre, dans un prodige de chemins que les humains feraient bien de voir avant de s’aventurer dans ces sentiers du sang partagé. Quand je suis avec mon fils, je peux rejoindre mon père. Le mot “miracle” est trop faible pour s’appliquer à cela ».
Manuel Vilas réussit le pari de rendre passionnant ce récit biographique, cette fable contemporaine, qui ne s’effondre jamais dans le nombrilisme débrayé et bavard, car l’écrivain a du style et des manières, deux piliers de l’art de bien écrire. Il voit et nous fait voir ce qu’il vit et déguste de la vie. Il s’empare de Saussure : nos langues ne sont que des chansons, des sons fantastiques, et ajoute Nos mots ressemblent au pépiement des oiseaux. Alegría est le portait d’une époque, d’une Espagne qu’il ne quitte pas des yeux, comme il ne quitte pas de la plume son histoire, le portrait d’un écrivain qui traverse la péninsule ibérique et bifurque même par Carthagène des Indes en Colombie pour y parler d’Ordesa, poursuivant de l’autre côté de l’atlantique son infini échange avec son père, et ses passions littéraires. Les grands livres sont souvent inspirés de dialogues avec des chers disparus. Leurs voix font vibrer les histoires qui s’infiltrent dans les pages du livre. Manuel Vilas réussit le pari de rendre unique ce journal d’un écrivain attentif aux mystères de sa famille, lumineux, brillant, parfois inquiet, troublé, heureux, comme s’il chantait, et d’ailleurs, c’est ce qu’il fait. Alegría est un chant à la vie, et à l’art littéraire dans ce qu’il a de plus singulier : le journal. Un cante jondo, un chant profond, qui dévoile toutes les pièces colorées et uniques du puzzle de la vie d’un écrivain d’aujourd’hui qui lance des défis au temps.
Philippe Chauché
(1) Tour de piste octroyé par le public d’une arène à un torero, salué par des applaudissements pour fêter une faena de grande qualité.
(3) Piel de toro en castillan, l’Espagne est ainsi appelée car la carte ibérique peut être comparée à une peau de taureau tendue.
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