vendredi 24 septembre 2021

Les Bourgeois de Calais de Michel Bernard dans La Cause Littéraire

« Le sculpteur continuait d’appuyer les pouces dans la glaise, de l’évider, l’amincir et la renfler du bout des doigts, y planter les ongles pour en extraire des rognures. À la surface, les ombres frémissaient, se déplaçaient ». 
« Il flairait l’odeur du plâtre frais, et du bout de l’index sentit un reste d’humidité. Il faillit le porter à la bouche. Il revint à son dossier et reprit sa lecture, jetant de temps à autre un coup d’œil sur la maquette blanche qui venait de bouleverser l’univers familier de son bureau ». 

Les Bourgeois de Calais ne pouvaient rêver meilleure évocation de leur histoire, de leur destin, et de leur seconde naissance. On ne pouvait rêver meilleur roman de la naissance de ce bronze devenu une légende et celui des hommes de passion qui l’ont inspiré et voulu. Les Bourgeois de Calais est le roman d’une passion, il vibre, et s’enflamme, comme l’était Le Bon cœur, cet admirable roman sur Jeanne d’Arc. C’est le livre d’une rencontre unique entre Auguste Rodin, géant aux mains magiques, à la vision éternelle, et à l’imagination rayonnante, et Omer Dewavrin, notaire et maire inspiré de Calais. Nous sommes en 1884, et c’est une année décisive pour le sculpteur, la mémoire, la gloire, l’Histoire de France et pour Omer Dewavrin qui a fait le voyage pour voir, écouter et convaincre Rodin que lui seul, lui seul pouvait redonner vie aux Bourgeois de sa ville. Eustache de Saint Pierre, Jacques de Wissant, Pierre de Wissant, Andrieu d’Andres, Jean d’Aire, Jean de Fiennes, ce sont les noms des six Bourgeois qui se livrent aux anglais pour délivrer leur ville de la faim et du siège militaire. Ils s’avancent et avec eux s’avance une certaine idée du sacrifice, qu’illumine Michel Bernard par la précision, la grâce et la force de son style. Auguste Rodin les voit : ils se dressent sous ses mains, six phares aux visages fiévreux, la corde au cou, c’est un cortège, une procession qui défie à jamais l’histoire de l’art, et l’écrivain en saisit la force tellurique, comme il saisit ce long et inouï combat avec le temps et les hommes, que mènent le maire, son épouse et le sculpteur. Il faudra six ans avant que les Bourgeois ne retrouvent leur ville, l’Histoire de France, et ne défient l’histoire de l’art. 




« L’un des personnages le fascinait en particulier. Le galeriste lui avait dit que c’était Jean d’Aire. Cet homme dont l’énergie se rassemblait dans sa seule volonté, la bouche serrée sur toute vaine parole, réprimant regret et plainte, mordant son angoisse, les mains crispées sur la grosse clé qu’il allait déposer avec sa vie aux pieds du roi d’Angleterre, cet homme-là était son parent ». 

« La Porte de l’Enfer attendrait. Dans la grisaille de cette fin d’hiver parisien, le sculpteur pétrissait ses Bourgeois. Il avait dressé face à leur destin ce groupe de notables du Moyen Âge, il allait maintenant donner une existence singulière à six hommes du passé, une vie à chacun de ces hommes sans portrait ». 

Michel Bernard est l’un des grands romanciers de l’Histoire de France, il n’écrit pas des romans historiques, mais signe des romans qui surgissent de l’Histoire et la font briller de mille feux parfois inconnus, toujours éblouissants. Un surgissement sans bruit ni fureurs, tout en nuances romanesques, en couches de couleurs et éclats de nuances, en frémissements. Ses romans ont le pouvoir de faire vivre et revivre sous nos yeux des héros singuliers. Ici un géant qui a révolutionné l’art de la sculpture – son Balzac est un géant qui s’impose tel un Dieu surgissant dans la nuit et auquel rien n’échappe, les Bourgeois de Calais des corps souffrants dotés d’une force admirable et bouleversante –, un maire habité et visionnaire, son épouse tout aussi bouleversée par ce qu’elle voit et devine, et tous les trois embrasés d’amitié. Dans ce dernier roman, comme jamais, les corps se font chair, corps de plâtre, puis de bronze, corps éternels, inoubliables. Quand Michel Bernard se laisse séduire par une histoire, un personnage, un artiste – Jeanne d’Arc, Claude Monet, Maurice Ravel, Maurice Genevoix –, et qu’il en fait un roman, le lecteur ne peut être qu’ébranlé par tant d’intensité, de grâce, de vérité. L’écrivain ne succombe à aucune sirène du verbiage contemporain, il poursuit, livre après livre, comme un compagnon charpentier, ses chefs-d’œuvre, fidèle à la langue de ses maîtres, comme l’était en son temps l’intransigeant Agricol Perdiguier (1), sur les routes de son Tour de France. Michel Bernard est un écrivain de la nuance, de la rigueur, et de la perfection. Dans ses romans, l’Histoire s’y ressource, s’y déploie et y renaît. L’écrivain est un grand témoin du Temps et de ceux qui l’ont illuminé. 

Philippe Chauché 

(1) « Dans le haut du cimetière, près du mur de clôture, je remarquai deux bien modestes tombes l’une à côté de l’autre ; sur la première, je lus ceci et rien de plus : Molière ; sur la seconde : La Fontaine !… Je fus ému, j’éprouvai je ne sais quoi… Rien de beau comme un beau nom, rien de doux comme le nom d’un homme de bien, de grand comme un homme de génie » (Agricol Perdiguier, dit Avignonnais la vertu, Mémoires d’un compagnon, La Mémoire du peuple, François Maspero, 1977). 

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