« … dans l’imaginaire collectif, le Brésil est le
football, le football, brésilien, et les dribbleurs, les héritiers de Garrincha,
les étoiles filantes de ce football champagne, le futebol arte.
Contrôle, feinte(s), provocation, jaillissement, percussion, au suivant,
nouvelles ruses, simulation, le défenseur est dans le vent ».
Jaillissement de la littérature : les mots filent
sur la page, les verbes rebondissent, les phrases se glissent entre les mains du
lecteur, elles retrouvent leur liberté première, leur foisonnement, leur éclat,
leur joie naturelle ombrée de nostalgie, leur histoire, c’est l’art du roman qui
danse sur ses deux pieds.
Du pied droit pour commencer, dernière esquive de
« l’ange aux jambes tordues », la plus noire, Mané Garrincha, « le dribbleur
fou, le plus génial et le plus improbable de l’histoire » vient de mourir
terrassé par l’alcool, paix à son âme, et paix à l’âme de tous les jongleurs
brésiliens. Nous sommes en 1958, c’est-à-dire aujourd’hui, les dribbleurs de la
Seleção mettent en musique la Coupe du monde, leur Coupe du Monde, Garrincha se
glisse dans le costume de Charlie Parker et ses adversaires perdent la tête, ils
n’ont jamais entendu ça, ils n’ont jamais vu ça, ils ne peuvent pas suivre cette
révolution de l’esquive.
« Ce 15 juin 1958, Garrincha donne le tournis à
Kuznetsov, son vis-à-vis soviétique. Il le balade sur son aile droite et en
deuxième mi-temps, les trois robots qui lui collent aux basques seront bluffés à
leur tour, les uns après les autres ou tous ensemble, par le petit ailier – 1,69
mètres, la taille de Messi : le Brésil passe, sans forcer, 2-0.
Garrincha contre les vikings. En finale de la
Coupe du monde face à la Suède, il ouvre des brèches, délivre deux passes
décisives à Vavá. Le Brésil, qui l’emporte 5-2, est champion du monde ».
Du pied gauche pour poursuivre, les années
blanches d’un siècle qui s’achève et d’un autre qui s’annonce, en un rien de
temps comme une traînée de poudre blanche, le football est là et bien là :
« Prolos, bourgeois, aristos, tout le monde se met au foot, c’est amusant et
excitant, les Noirs et les mulâtres aussi, mais de leur côté. Mieux vaut pour
eux ne pas toucher à un cheveu de Blanc ». Alors on s’efface ou on se travestit,
une question de survie, on se poudre pour les traits, on se gomine pour dompter
sa chevelure crépue. Les racistes n’y voient, ou ne veulent y voir que du feu,
mais il faudra attendre les années 30 avant que le pays retrouve ses couleurs et
accueille les magiciens du dribble sous ses maillots.
« Le football des années 30 s’inscrit dans l’air
du temps, à l’image de la fusion brésilienne. Ses meilleurs joueurs sont noirs.
Le milieu de terrain Fausto dos Santos dit « le Noir merveilleux » ; la muraille
Domingos da Guia, ancêtre de Thiago Silva, défenseur titanique, et surtout
Leônidas, le moustique, dont il a les dimensions, la vitesse et la ruse,
Leônidas roi de la bicyclette, le retourné acrobatique, et sensation de la Coupe
du monde 1938 qui se déroule en France ».
Retour sur le pied droit, Olivier Guez a l’art de
toucher sa phrase comme Robinho son ballon, même légèreté, mêmes caresses, mêmes
envolées, il court, il file, il feinte, il jongle, dribble, grand pont, petit
pont, coup du chapeau, double contact, du grand art. On croirait lire Blondin
sur le Ventoux, même volupté, même passion, même swing, même improvisation, mais
aussi même désillusion, lorsque la Seleção se pique de ressembler aux autres,
chasse le dribble, oublie le rythme, la danse, la grâce, les éclairs de génie,
pour miser sur la défense à l’européenne, et elle s’enlise. Le Mondial
2014 comme une résurrection du Brésil ? Le pari est pris ! Ce roman pourrait y
conduire, à condition de croire à la magie noire de son football et à la magie
blanche de la littérature.
« Quand soudain un petit Noir, jambes grêles, “un
rien de folie criminelle au fond de l’œil”, l’avant-centre du Copacabana Praia
Club. Il déboule et s’avance, évite la charge d’un premier défenseur, clic-clac,
feinte le second, mouvement de taille, coup de reins, petit pont, fond sur le
gardien qu’il contourne, il marque, le diablotin, en transe, les bras au ciel et
les spectateurs exultent, ils se croient au Maracanã, ils se ruent sur le
terrain, sur le buteur et le hissent sur leurs épaules, comme des enfants.
Le dribble, essence du Brésil ».
Philippe Chauché
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