dimanche 24 août 2014

Participe Présent


« La peur et la joie. Pile ou face. On vit toute une vie avec ça. La peur ou la joie. Etre une pièce. On tombe d’un côté ou de l’autre. On choisit, plus ou moins, de quel côté on tombe. La joie est le dos de la peur. Quand l’une s’éloigne, on distingue le sourire sur le visage de l’autre. On est les deux ».

Fantaisie de la littérature, apparition (ϕανταὓία) de l’art, ainsi naissent les romans et les poèmes de Thomas Vinau. Ecrivain du réel pris sous les éclats éblouissants de l’imaginaire, comme ces petites pièces que l’on fait tourner dans sa main, et qui une fois lancées à bonne hauteur, retombent et font jaillir en touchant le sol, des dizaines d’éclats romanesques, des aventures microscopiques. La part des nuages est l’apparition de Joseph et Noé, le père et le fils. Le détachement et la fuite dans les branches comme une fantaisie que le narrateur prend à la lettre : voici un cerisier, j’en fais ma cabane, une arche, comme Noé ses châteaux de sable. Fantaisie de la fiction, apparition d’une tortue vagabonde, d’une flutiste appliquée, d’un clochard qui chatouille de son rire les orteils du céleste, Altocumulus de tristesse, voyage au bout de la nuit nuageuse accompagné d’écrivains boussoles.

« Le sommeil est une mer paisible qui lui lèche les pieds. Sac et ressac de la fatigue. Langue chaude des songes. Disparition touffue. Depuis l’arrivée de l’enfant, les siestes paresseuses sont un lointain souvenir. Depuis le départ de la femme, les siestes crapuleuses n’existent plus. A un moment il a pensé distinctement qu’il était sur le point de couler. Puis il s’est laissé faire. Avec délectation ».

Fantaisie de La part des nuages, roman voyageur autour d’un arbre, les yeux dans les nuages, le cœur en jachère, dans la délectation d’un temps ancien retrouvé. Il célèbre à chaque page la jubilation de la précision de son style. Thomas Vinau est un orfèvre de l’association de mots, il sait la force et la souplesse de leur union, et le déchirement de leur opposition. C’est un paratonnerre qui avale ses aspirations, ses inspirations et toutes les énergies de nature. Un rien le fait sourire, un rien le fait trembler, comme la feuille d’un cerisier, ou l’aide d’un papillon de nuit. Fantaisie de l’attention à ce que vit et voit Joseph sur son arche et sous les Stratus.

« On voit le halo, épais, fumeux qui émerge de la terre, des forêts sombres, des arbres qui respirent, et de l’eau plate et noire. C’est une armée de brume, nourrie de chaque souffle de bête, qui grimpe à l’assaut du jour. Alors c’est ça l’histoire ? C’est là-dessous, au fond de nos bas-fonds, que naissent les nuages ? Et ils s’échappent dans le ciel avec la corde du jour. Ils se dispersent avec nos rêves et s’enfuient derrière la lumière. Ils viennent d’en bas. Ils viennent de nous ».

Apparition de la littérature, et fantaisie du style. Thomas Vinau a la grâce joyeuse d’un géographe, il dessine à main levée la carte de séjour sur la terre et au ciel de Joseph, une carte du détachement qui tel un Cirrus s’ouvre et se déploie en boucle littéraire.

Philippe Chauché




« Je vous ai envoyé cet été au moins 83 pneumatiques mentaux, 412 lettres télépathiques et 21 cartes en pensées… Je vous pose des questions, je vous consulte tous les jours, et vous êtes devenu, que vous le vouliez ou non, un véritable ami. De ceux qui sont dans la pensée ». V.N.

« Des hauts et des bas j’en ai aussi et c’est plutôt des bas qui règnent pour l’heure. Je n’y manque pas de bonnes raisons. Sans compter les mauvaises. Mais j’ai maintenant le remède. Dix lignes du Drame de la vie et me voici ragaillardi ». J.D.

Que reste-t-il après ces années d’échanges de lettres, de cartes postales, de dessins et de projets de livres ? Un livre pneumatique ! Un livre dessiné où dansent deux artistes équilibristes. L’un a tout vu, tout lu, dessiné, collectionné, peint, sculpté, coupé, collé, assemblé, pratiqué l’art ludique du hasard brut. L’autre s’emploie avec l’obstination d’un randonneur des sommets à attraper les mots et les phrases dans son filet à syntaxes, magie aléatoire de l’invention permanente, des mots nouveaux s’y glissent, et il s’empresse de les embraser pour leur donner une nouvelle vie. Il en est au premier jour de la création. Sous ses doigts, Le Drame de la vie : « Jean Rien Novarina, racontez l’histoire du boucan ! ». Maître mot de ce dialogue, de cet acte inconnu : enthousiasme.

« Il faut un sacré prodigieux souffle pour remplir ces quatorze denses pages de cette stupéfiante énumération. Elle ne faiblit à aucun moment, aussi pleine de vigueur à la dernière ligne qu’à la première ». J.D.

« De vos expertes mains j’attends tout. Toutes les surprises. Elles m’émerveillent vos expertes mains ». V.N.

Que reste-t-il de ces années de phrases liées et déliées, de ces couleurs échangées et partagées ? Mille plateaux qui demain se livreront au théâtre de la réjouissance du verbe en mouvement de l’un, mille curiosités attentives de l’autre qui ne cesse d’inviter son jeune ami à lui en montrer encore plus, toiles et livres pris à la lettre. La transmission a bien lieu, mais sans maître et sans élève. Les questions sont précises, les réponses tout autant, l’enthousiasme partagé. Dialogue complice entre deux artistes qui savent ce qu’ils ne veulent pas faire et qui montrent et écrivent ce qu’ils font. Alors va naître l’idée d’un questionnaire hautement marrant, le peintre suggère au montagnard de la langue qui l’a imaginéde l’imprimer tel quel les réponses laissées en blanc, pour finalement s’y  livrer avec gourmandise.

« V.N. : Savez-vous peindre ?

J.D. : Dans le langage courant peindre signifie le faire en conformité des conventions usuelles. J’y suis inapte. Ni bien doué ni bien exercé… Observez qu’il y a une façon de bien peindre, tandis que mal peindre il y en a mille. Ce sont de celles-ci dont je suis curieux, dont j’attends du neuf, des révélations ».

« V.N. : Avez-vous peint le vide ?

J.D. : C’est capitalement le vide qui est le champ d’opération du peintre, vu que c’est où la pensée a le mieux liberté de s’activer et de se projeter. C’est là où tout se passe ».

« V.N. : Savez-vous danser ?

J.D. : L’univers est une vaste danse et la pensée n’en saisit rien tant qu’elle ne danse pas elle aussi ».

Que reste-t-il de cette rencontre unique ? Deux jours avant sa mort, le 10 mai 1985, Jean Dubuffet décline l’invitation de son ami à assister au Monologue d’Adramélech, car voici venue l’heure où je m’écroule. Novarina répondra en 1991 dans le catalogue de l’exposition Jean Dubuffet, les dernières années : « Jean Dubuffet, je t’écris pendant la matière. Dans les cinq cent un psycho-sites, j’ai dénombré 2006 personnages à qui j’ai donné des noms, comme Adam donna des noms à toute la création des animaux défilant devant lui… Nous ne voyons pas les psycho-sites, c’est nous qui leur apparaissons. Ils nous disent que l’espace est ce trou curieux où nous sommes nichés, croisés dedans, croisés à lui ». Ils se sont donc croisés dans ce trou curieux de l’espace et rien ne dit qu’ils ne s’adressent pas quotidiennement des pneumatiques célestes.

Philippe Chauché

12 commentaires:

  1. Bonjour, Une réaction que j'ai publiée sur le site de Thomas Vinau en lien avec le livre mais aussi à votre commentaire qui y est publié. J'aime beaucoup votre expression "...pris sous les éclats éblouissant de l'imaginaire..."


    Les nuages de Joseph, Noé, Richard Brautigan et de Thomas Vinau, sont les pierres de Rogers Caillois;

    "Le dessin splendide au cœur de la pierre ne figura jamais papillon, tamanoir, Vierge du rocher... . qui, en vrai, n'ont d'apparence que celle que leur prête l'imagination de l'homme. Il n'y eut jamais d'image, jamais de signe... Amorphe, la matière n'obéit qu'aux lois physiques élémentaires".

    Roger Caillois poursuit un peu plus loin;

    "Je ne parviens pas à me défendre de la conviction que ces fougères fausses avertissent l'esprit qu'il est de plus vastes lois qui gouvernent en même temps l'inerte et l'organique"

    Prosper Divay commente; "Roger Caillois attends de la pierre une révélation de son mystère caché et croit à une autre vie pour elle.
    C'est une forme d'espérance et de foi, une forme de religion."

    "Une forme d'espérance et de foi...", on comprends alors mieux pourquoi page 13 de "La part des nuages", Joseph éprouve une légère peur qui commence à l'envahir quand il ne parvient "plus à distinguer la moindre forme, le plus petit visage, dans les nuages."

    Pour reprendre la très belle formule de Philippe Chauché, Joseph éprouve une légère peur de plus être "pris sous les éclats éblouissants de l’imaginaire,..."

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  2. Merci pour vos remarques, j'y suis très sensible.

    Philippe Chauché

    PS : de Caillois à Ponge en passant aussi par Nicolas Idier !

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  3. Merci pour les références, j'ai trouvé pour Idier mais je ne comprends pas le lien avec Ponge. Francis ?

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  4. Le parti pris des choses !

    Bien à vous

    Philippe Chauché

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  5. Je suis un suscitateur
    Je m’aperçois d’une chose : au fond ce que j’aime, ce qui me touche, c’est la beauté non reconnue, c’est la faiblesse d’arguments, c’est la modestie.
    Ceux qui n’ont pas la parole, c’est à ceux-là que je veux la donner.
    Voilà où ma position politique et ma position esthétique se rejoignent.
    Rabaisser les puissants m’intéresse moins que glorifier les humbles.
    Les humbles : le galet, l’ouvrier, la crevette, le tronc d’arbre et tout le monde inanimé, tout ce qui ne parle pas…
    Je suis un suscitateur.

    Merci , merci, merci.

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  6. J'étais Cailloikiste, grâce à toi je suis devenu également Pongiste.

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  7. Il y a aussi Queneau;

    Mort comme une soupière

    Mort comme une soupière
    Mort comme l'ébrèchement d'une soupière
    Mort comme le vide de la soupière
    Mort comme un reste de potage figé dans le fond d'une soupière
    Mort comme mille soupières
    Mort comme dix mille soupières
    Mort comme une souris noyée flottant à la surface d'une panade emplissant une soupière
    Mort comme un chou plein de poux à genoux dans le fond d'une soupière
    Mort comme une soupière

    Vivant comme un caillou

    Raymond Queneau in Le chien à la mandoline, 1965

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  8. Et avec ce poème, me voilà queneaué-cailloikiste !

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  9. Quelle aventure, un nouveau texte sur Constellation est en ligne, en espérant autant de remarques.
    Bien amicalement.
    Ph. Ch.

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  10. La réponse précédente était fort mal renseignée.

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  11. Je cherche et j'ai trouvé des poèmes au bord de la mer, comme on cherche des fragments de bois ou de pierre étonnamment travaillés et polis par les flots.

    Henry Thomas

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  12. Dans l’ombre des choses humbles

    L’odeur de la réglisse, du pierrot gourmand

    De la semelle de caoutchouc

    De l’essence

    De la vie.

    Georges PERROS

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