Alors
à Drancy, tu savais bien, que rien ne m’échappait de vos airs graves à
vous les hommes, rassemblés dans la cour, unis par un murmure, un même
pressentiment que les trains s’en allaient vers le grand Est et ces
contrées que vous aviez fuies. Je te disais, « Nous travaillerons
là-bas, et nous nous retrouverons le dimanche ». Tu m’avais répondu :
« Toi tu reviendras peut-être parce que tu es jeune, moi je ne
reviendrai pas ».
Shloïme, Salomon Rozenberg n’est pas
revenu d’Auschwitz, sa fille Marceline a échappé à la destruction des
juifs d’Europe. Son petit livre est une apostrophe au père perdu et
détruit. Adresse au père qui est resté là-bas – il y avait entre
nous des champs, des blocs, des miradors, des barbelés, des crématoires,
et par-dessus tout, l’insoutenable incertitude de ce que devenait
l’autre –, au père qui hante ses jours et ses nuits, au père qu’elle n’a jamais oublié et qu’elle n’oubliera jamais. Et tu n’es pas revenu
est le récit d’un deuil impossible, impensable, le récit d’une colère
qui ne s’est jamais éteinte, d’un séjour au centre de l’innommable, mais
qu’il convient de nommer avec précision comme l’a fait en son temps
Claude Lanzmann dans Shoah.
La solution finale
misait aussi sur la destruction des preuves et des témoignages, faire
disparaître les corps, les âmes et toute trace de l’existence passée des
juifs d’Europe, comme s’ils disaient « il ne s’est rien passé dans les
camps », « tu n’as rien vu et rien entendu à Auschwitz-Birkenau », les
livres et des films servent à redonner vie aux âmes, aux corps et aux
traces.
« J’ai surmonté les maladies et
combattu la tentation de me laisser couler. J’ai fait mon premier jeune
de kippour pour me sentir plus juive, et digne face au SS. J’ai
développé toutes les stratégies de survie. Peut-être ai-je commencé dans
le wagon. Tu te souviens ? »
Marceline Loridan-Ivens s’appelait
encore Rozenberg lorsqu’elle a été arrêtée à Bollène, au château acheté
par son père dans cette commune du Vaucluse – peut-être même en
achetant le château et ses vignes tout autour, tu avais cru un peu au
maréchal Pétain qui prônait le retour à la terre. Trop cru à la zone
dite libre. Au maire et au commissaire du village qui t’avaient promis
qu’ils nous préviendraient –, transférée à la prison Ste Anne à
Avignon, puis direction Marseille et Drancy, la suite on la
connaît. Mais que sait-on vraiment de cet enfer programmé, de cette
destruction planifiée ? Et tu n’es pas revenu répond à cette question, directement, frontalement.
« Nous dormions dans des chambres de
deux ou trois, toutes par terre, au pied des lits vides couverts de
draps blancs, incapables de supporter l’accueil d’un matelas. Et nous ne
pensions qu’à manger. Notre dos était encore là-bas sur les planches de
la coya, notre estomac ici, nous étions démembrées, contradictoires.
Nous étions des miracles ».
Et tu n’es pas revenu est aussi
le récit du retour, retour parmi les vivants, alors que l’on vient du
pays de la mort programmée. Un retour où chaque mot est pesé, chaque
témoignage soupesé – les gens voulaient m’arracher à mes souvenirs, ils se croyaient logiques, en phase avec le temps qui passe, la roue qui tourne.
Il y a la famille, le château de Bollène, Israël, les amies fidèles.
Simone qui dérobe des petites cuillères dans les cafés et les
restaurants pour ne pas avoir à laper la mauvaise soupe de Birkenau, Marie, on n’aurait pas dû revenir, les
rendez-vous réguliers avec celles qui ont échappé à l’enfer et qui ne
cessent d’être traversées par la douleur et la colère – ils ne nous pardonneront jamais le mal qu’ils nous ont fait. Mais aussi la vie balagan – ce théâtre ambulant, cette foire, ce fiasco – pas si mal réussie aux cotés du cinéaste Joris Ivens, Comment Yukong déplaça les montagnes et Une histoire de vent,
ce merveilleux film sur le souffle de la terre, ce souffle qui traverse
les pages de ce petit livre essentiel, ce souffle de vie qu’elle offre à
son père soixante ans plus tard, même si la mort continue à rôder.
« J’ai vécu puisque tu voulais que
je vive. Mais vécu comme je l’ai appris là-bas, en prenant les jours les
uns après les autres. Il y en eut de beaux tout de même. T’écrire m’a
fait du bien. En te parlant, je ne me console pas. Je détends juste ce
qui m’enserre le cœur ».
Philippe Chauché
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