Dans les années 80, c’est son imaginaire, sa plume et son crayon qui « illustraient » les couvertures des romans policiers, que publiaient les Nouvelles Editions Oswald. Une collection consacrée pour majorité aux auteurs de langue anglaise, beaucoup d’américains, quelques anglais : Helen McCloy, John Dickson Carr, Robert Bloch, Jack Vance ou encore Howard Fast et John Evans, on y trouvait également des romans noirs de Frédéric Fajardie et de Léo Mallet. On reconnaît immédiatement le style de Jean-Claude Claeys, son dessin en noir et blanc, ses visages, ses corps d’héroïnes, d’hommes déformés par la peur. Le trait est net, vif coupant comme une lame de couteau, un dessin pour une situation, très théâtralisée, une situation pour raconter un roman. En parallèle, Jean-Claude Claeys signe quelques livres scénarisés et dessinés, dont Magnum Song, Lame Damnée (avec Nolane) et La Meilleure façon de tuer son prochain (qui reprend ses fameuses couvertures), un style fait de noirs et de gris, un art de la mise en « scène » de la page, beauté du trait, richesse des combinaisons de gris, de noirs et de blancs, Jean-Claude Claeys manie à dessein les armes du dessin. Son univers doit beaucoup aux films noirs de la Warner ou de la RKO, taxis dans la nuit, rues sombres, clubs de jazz enfumés, femmes fatales, armes de poing, cris et déchirements, musiciens solitaires, c’est toujours Autour de Minuit que tout se joue.
Aujourd’hui l’artiste, le dessinateur d’exception, est loin de Paris, il ne dessine quasiment plus pour les maisons d’édition – « Peut-être est-ce mon imagination mais il me semble qu’il existait un jardin d’Eden appelé Édition » – qui l’ont semble-il oublié. Il dessine chez lui, pour lui, et photographie des plages de Camargue, des bois flottés, des couchers de soleil, qui sont autant d’incendies, des navires qui attendent qu’on les autorise à entrer au port, ses couleurs sont vives et tranchantes, ses détails précis, et il a d’évidence de nouvelles histoires à raconter.
La Cause Littéraire : Vous vous présentez comme un « illustrateur de romans noirs », alors comment est née cette aventure dessinée, cette passion qui vous a conduit à dessiner des dizaines de couvertures de livres policiers de la collection Le Miroir Obscur ?
Jean-Claude Claeys : Je me souviens que c’est le maquettiste, Marc Walter, qui me contacta pour réaliser les deux premières couvertures d’une nouvelle collection. Jamais je n’aurais imaginé que commençait une aventure qui durerait dix ans. Plus tard, Hélène Oswald m’apprit : « Il convient que j’ajoute une précision. C’est en effet Marc Walter qui vous avait contacté, mais cette demande est à inscrire dans le désir que nous avions alors, Pierre-Jean et moi, de déringardiser les couv. des collections “de genre”. A l’époque, s’agissant du policier, il y avait encore des pin-up en couleurs des années 50, tenant un flingue… ça correspondait aux titres en argot daté de la Série Noire… Parallèlement, au Miroir Obscur nous avons lancé la collection Fantastique/Science-fiction/Aventure, illustrée par Jean-Michel Nicollet. En fait, nous souhaitions avoir des illustrateurs venant de la BD à une époque où le genre explosait… Je crois que le succès de nos collections – outre, bien sûr, de bons textes – a beaucoup tenu à ce choix, qui nous a permis de toucher un public plus jeune… ».
Votre travail privilégie le noir et le blanc, la pointe, le trait, le gris, le noir et le blanc, des personnages typés, tout de suite reconnaissables, privés, flics, truands, femmes fatales, c’est le témoignage de vos études académiques ou de votre passion de lecteur et de spectateur de films noirs ou peut-être les deux ?
Dans le cadre des éditions Oswald, j’étais totalement libre de ma création. Libre, cela veut dire être responsable, c’est-à-dire être fidèle à l’auteur que l’on illustre tout en apportant une part de sa personnalité. Je crois qu’une bonne couverture est un compromis réussi entre l’univers de l’auteur du roman et l’univers de l’illustrateur. L’idée étant de réaliser un compromis entre cette œuvre et mon propre univers, tout commence par sa lecture. Car je lisais la plupart des romans, certes parfois rapidement car il y a les DEADLINES, mais toujours, et par principe : je ne crois pas que l’on puisse bien illustrer un texte dont on n’a pas pris connaissance. Dans certains cas, disons une dizaine de titres, soit parce qu’il n’y avait pas de manuscrit disponible soit parce que les délais étaient trop courts, Hélène Oswald me racontait la trame de l’histoire et me lisait des passages qui pouvaient donner naissance à une couverture. Mais cette configuration fut exceptionnelle. J’ai aussi collaboré, par téléphone, avec l’un des auteurs phares de la collection, Frédéric Fajardie. Celui-ci me suggéra des images qui lui étaient chères pour certaines de ses couvertures. Il apparaît même dans Au-dessus de l’arc en ciel.
Généralement, et plutôt que de représenter une image symbolique ou allégorique du roman, je préférais rechercher dans le texte une situation qui me plaisait à dessiner. Une fois l’idée trouvée, je faisais un croquis provisoire, puis je cherchais des modèles qui correspondaient à ma petite idée. Les séances de pose sont indispensables lorsque l’on souhaite un dessin réaliste et surtout des jeux de lumière sophistiqués. Ce sont les jeux d’ombres qui expriment le caractère des personnages. Le noir et blanc est une transposition de la réalité. J’ai été très marqué par les grands chefs-opérateurs de la Warner Bros ou de la RKO. Mais également, et je dirais par affinités électives, les directeurs PHOTO du cinéma français. Bien plus que celui d’Hollywood, c’est ce dernier qui parle à mon cœur. Je suis fasciné, émerveillé par les jeux de lumières créés par Henri Alekan dans La Belle et la Bête ou les éclairages de Philippe Agostini pour Les Dames du Bois de Boulogne. Ou bien le travail de Kurt Courant dans Le Jour se lève ou de Eugen Schüfftan sur Le Quai des Brumes. Dans cet esprit, je travaille avec trois ou quatre projecteurs et tente de retrouver ces ambiances, celles qui ont nourri mon imagination.
Parlons maintenant des décors. Pour les romans qui se passaient aux USA, je devais recourir à une documentation extérieure. Car, un peu comme Léo Malet, je n’ai jamais mis les pieds aux USA. « Votre mari a dû vivre longtemps aux États-Unis ? » demandait une américaine à l’épouse de ce dernier, s’étonnant de la grande science qu’avait l’auteur des mœurs criminelles pratiquées là-bas. « Pas du tout, répondit l’épouse de Léo Malet, le plus grand voyage qu’il ait fait, c’est Paris-Montpellier ! » Quoi qu’il en soit, je préfère cependant réaliser des repérages, ne serait-ce que pour m’aérer ! De retour à ma table à dessin, je fais un composite de toutes les images finalement retenues. Il faut avant tout voir ces petites mises en scène comme du théâtre, une composition personnelle qui prend in fine la forme d’un crayonné très élaboré. Il ne reste alors plus qu’à tremper mon pinceau dans l’encre de chine, traitée en aplats pour les ombres et les dégradés étant réalisés en frottant de l’encre sèche au pinceau. Je peux ainsi partir du blanc du papier pour aboutir à une nuance soutenue. Jadis, je mélangeais des trames mécaniques avec un traitement pointilliste. Ma technique a dû évoluer lorsque ces produits n’ont plus été distribués, remplacés par l’ordinateur.
Votre travail est unique dans les années 80, un artiste qui fait la couverture de romans policiers américains traduits et publiés en France, à l’époque les dessinateurs avaient leur place, vous étiez souvent sollicités. Aujourd’hui, c’est plus rare, l’image synthétique a remplacé le dessin ?
C’est un sujet sur lequel il m’est difficile de donner une réponse objective. A partir du nouveau millénaire, les commandes de couvertures se sont peu à peu raréfiées. Plusieurs explications me furent données par les services de fabrication. L’une d’elles était que les lecteurs ne supportaient pas qu’un illustrateur donne des personnages d’un roman une représentation trop réaliste, laquelle serait entrée en conflit avec la propre idée qu’ils s’en faisaient ! On me demanda de représenter de préférence des silhouettes de dos en balade dans des décors fuligineux. Je n’étais pas intéressé. Ou l’on me demandait de réaliser une couverture dans la nuit, pour ainsi dire à l’impromptu et surtout sans avoir lu le roman. Je n’étais pas non plus intéressé, je ne comprends pas comment on pourrait illustrer un texte dont on ne connaît pas la nature et le style, tout juste le titre. Bref ce fut un divorce à l’amiable, les éditeurs et moi n’ayant plus rien à nous dire.
Mais il s’agit d’un conflit personnel. D’autres illustrateurs ont continué à réaliser des couvertures même si, il suffit de jeter un œil sur tous les linéaires de grandes surfaces du livre, l’illustration dessinée est presque inexistante, remplacée soit par des photographies trouvées dans les banques d’images, soit par des reproductions, fragmentaires, de tableaux. Certains pensent que c’est le coût qui induit ce choix. Je pense que la rapidité dans la réponse à une demande est plus pertinente. Une illustration faite à la main demande le temps de lire le roman, puis de l’exécuter. Ce qui prend une semaine dans mon cas. Or les services de fabrication veulent, le lendemain de la commande, plusieurs projets pour présenter aux réunions. Le mieux est donc que le service fabrication aille sur Internet afin de choisir plusieurs clichés ou reproductions dans les banques d’images et les mette en page dans l’heure qui suit. Je crois que notre époque ne supporte pas les gens trop lents. Et moi je n’aime ni les contraintes, ni travailler dans l’urgence…
Vous avez signé plusieurs bandes dessinées : « Magnum Song », La Meilleure façon de tuer son prochain », ou encore « Luger et Paix » ou encore « L’Eté Noir ». Une aventure différente pour le dessinateur ? ou un prolongement de votre travail d’illustrateur pour des maisons d’édition ?
Il n’y a jamais eu, surtout durant toute la période NèO, de réelles frontières entre les illustrations de couvertures et mes propres histoires. Il y avait même une certaine porosité entre ces deux mondes : des personnages que j’inventais pour mes facéties personnelles devenaient des personnages de couverture. Après tout, c’était mon propre univers que je mettais en scène et une illustration de couverture est une rencontre entre le monde de l’illustrateur et celui du romancier. Je me souviens que pour mon premier album, Whiskys Dreams, je réalisais d’abord les dessins et c’est ensuite, lorsque tous ceux-ci étaient terminés, que je rajoutais un texte sous influences, rendant hommage à tous les écrivains qui avaient enchanté mon adolescence. Je mélangeais alors allégrement Dickens, Jean Ray, Oscar Wilde, JK Huysmans et Raymond Chandler. J’avoue que je prenais beaucoup de plaisir à dessiner et à écrire à cette époque car je me sentais totalement libre d’aller où je désirais, selon ma fantaisie ou mon humeur. Je n’avais alors ni éditeur ni public à satisfaire et ma seule ambition était de rêver et de tirer de mon travail le plus de plaisir possible. Lorsque l’on devient professionnel, on contracte en même temps des responsabilités. Puis le temps passe et l’on réalise que l’équilibre à tenir entre ses envies personnelles et celles des commanditaires penche de plus en plus en faveur de ces derniers !
Aujourd’hui quelle place avez-vous dans l’édition ? Vous vous êtes éloigné du dessin, vous photographiez la Camargue, le Rhône, les plages, en jouant là aussi sur un fort contraste de couleurs, pour en tirer un ouvrage un jour ?
Avec les années, j’ai perdu le contact avec le monde de l’édition. J’ai vécu la transition où les directeurs de collection laissaient la place aux commerciaux. Peut-être est-ce mon imagination mais il me semble qu’il existait un jardin d’Eden appelé Édition. C’était un monde très hiérarchisé où, cependant, tous les corps de métiers étaient respectés. Souvent les élus commençaient à la base, gravissaient les échelons et, la quarantaine venant, ils accédaient à la direction littéraire ou artistique, sachant ainsi tout, par l’expérience, sur leur galaxie. Le jour de leur intronisation, les élus recevaient les habits de leur sacerdoce : le Loden. Leurs journées étaient réglées selon un rituel immuable et débutaient, selon leur obédience, par le petit déjeuner au Flore ou aux Deux Magots. Les croissants de ces bonnes maisons sont d’ailleurs ma madeleine de Proust ! Le monde de l’édition occupait, à cette époque, un périmètre très délimité qui allait de la rive gauche jusqu’au boulevard du Montparnasse. Quant à la ligne est-ouest, elle était tenue par le Jardin des Plantes et la Gare d’Orsay. Aucun éditeur ne pouvait espérer prospérer ailleurs. Les coursiers, conscients de leur sacerdoce, se refusaient à aller au-delà de ces frontières. Vint hélas le temps des grands conglomérats éditoriaux et la confrérie se disloqua : celui-ci prit l’exil vers le quai de Grenelle et cet autre s’échoua place d’Italie. Qui désire vivre dans de tels endroits ? Certainement pas les anciens responsables avec lesquels j’avais travaillé tant d’années et qui prirent leur retraite. Il m’a semblé que c’était une bonne idée même si je n’avais pas encore l’âge, mais comme l’écrit Marguerite Yourcenar : « Il ne faut pas pleurer pour ce qui n’est plus mais être heureux pour ce qui a été ».
Ah oui ! la photographie ! Je trouve que c’est une forme d’expression à l’opposé du dessin. Je m’explique : une illustration (je parle dans mon cas) commence par une idée que l’on met ensuite en scène. On cherche les modèles, les décors réalisés à partir de repérages, les costumes. C’est un travail long mais dont on maîtrise tous les aspects. Le résultat final est pratiquement certain et si l’idée est bonne, le résultat est là.
Une photographie de paysage, c’est tout le contraire. Certes on se renseigne sur les conditions météorologiques, on choisit son lieu dont on connaît la position du soleil selon la saison, mais on ne maîtrise rien. Le miracle se produit ou non, mais ce n’est pas de notre propre volonté. C’est cette part d’incertitude qui en fait tout le charme. Quelque chose dont on est certain perd beaucoup de son mystère ! J’imagine que c’est aussi une forme de paradoxe : j’ai passé ma jeunesse enfermé dans l’ombre dévote d’un STUDIO et à réaliser des dessins en noir et blanc. Aujourd’hui je gambade sur les grandes plages de sable de La Gracieuse, de Piemanson, des Saintes Maries ou de L’Espiguette à la recherche de La Lumière Idéale. C’est peut-être un chemin initiatique, finalement !
Philippe Chauché
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