La Cause Littéraire : L’année 2017 s’annonce sous de beaux auspices, vous publiez en ce début d’année « Elise et Lise » le tout nouveau roman de Philippe Annocque (« Pas Liev » publié en 2015 a fait l’unanimité des critiques et notamment des nôtres), mais aussi « La Disparition de la chasse » de Christophe Levaux, ou encore « Le Chronométreur » du Suédois Pär Thörn, et vous annoncez également un nouveau roman de Gabriel Josipovici et de Karsten Dümmel. Des fidélités à des auteurs mais aussi des premiers romans. Ces choix, cette « politique éditoriale » sont-ils un principe que vous défendez depuis le début ? Ou bien est-ce le métier que vous pratiquez depuis plus de dix ans qui a dicté et dicte ces publications, le savoir et la saveur du métier d’éditeur ?
Pascal Arnaud : S’il y a un principe depuis le début, c’est d’avoir une politique d’auteurs, donc d’être fidèle à un travail spécifique qui, dès le départ, n’est pas donné comme tel. La fidélité c’est une vertu pas toujours évidente eu égard aux impératifs de l’économie de marché, mais elle est globalement là : des auteurs, pas des livres.
Reste que le mépris du marché c’est un luxe que je ne peux me permettre, tout comme de céder à la pure folie de l’art pour l’art (je ne suis pas mon propre mécène). Certes je publie Jirgl qui a toujours affiché son mépris absolu pour le marché, mais heureusement pour moi les libraires défendent sa sauvage singularité. Publier un premier roman, c’est lié à ça aussi, donner à lire de l’inédit, prendre un risque plutôt que thésauriser sur l’existant. Ce n’est pas facile. Et ça demande un plus fort engagement. J’aimerais bien un plus grand nombre de libraires plus engagés sur ces critères, mais l’équilibre d’une librairie est parfois si précaire qu’on sait qu’elle doit faire avec les conditions dudit marché, où existe assez naturellement une prime au gros ou au plus évident. L’autre principe, c’est d’essayer de tenir deux fers au feu : littérature étrangère, littérature française à parts égales. Le « métier » ne dicte rien, mes goûts, oui. Et mieux vaut que je sois surpris.
Comment est justement née cette aventure éditoriale ?
En mai 2012, avec un faisceau de circonstances intimes et une envie de faire quelque chose qui aurait du sens à défaut d’avoir des moyens. Un peu à la va comme je te pousse. Se jeter à l’eau sans trop savoir nager. Un brin présomptueux, un brin timide, un brin osé. Ensuite j’entrelace et tisse et je regarde si ça tient. Ça l’a fait et je l’ai voulu.
Comment se font vos choix, vos désirs de livres et d’auteurs ?
Certains choix se sont imposés d’eux-mêmes. Le texte au départ était une évidence : le Amor de Maïca Sanconie, Lafargue avec l’Ami Butler, Annocque avec Liquide, Decourchelle avec la Persistance du froid, Verger avec Zones sensibles, Vanderhaeghe et ses Charøgnards, Ysmal et son couple infernal, etc. D’autres se sont effectués par le biais de traducteurs, Martine Rémon pour Reinhard Jirgl et Karsten Dümmel, Michel Volkovitch pour une bonne part de la littérature grecque. Certains étaient dans ma bibliothèque attendant d’être traduits. Des rencontres, des conversations, le net et le hasard ont fait parfois le reste. Quant aux désirs, ils sont rhizome. Il y a tant de livres qui attendent d’être traduits, publiés. Comme ma pratique relève plus de l’artisanat que de l’industrie, les choses se font peu à peu, livre après livre. Tout ce que je sais, c’est qu’il y a de sacrées surprises à venir. Des textes pour sidérer. Inédits, bien entendu.
Comment définir le métier d’éditeur, surtout quelle est votre définition ? Editer c’est avoir du style, ou faire sien celui des auteurs que l’on publie ?
Je suis autodidacte, je ne saurais donc définir le « métier ». Ou alors par l’origine : être éditeur, c’est avant tout être lecteur. Puis faire des choix, publier ou pas. Par passion et avec éclectisme parce que je suis lecteur éclectique et à fond dans ce que je fais. Ça ne doit constituer ni un style ni même une « ligne » éditoriale. Disons que je me suis efforcé de faire entendre des voix, d’aider à construire ou faire connaître des œuvres. Dessinent-elles un portrait de l’éditeur ? En profondeur, sans doute une sensibilité, et une intention : celle de ne pas être dans la redite, me surprendre et si possible surprendre. Ce qu’il y a de certain, c’est que je ne fais pas mien le style des auteurs que je publie, ils sont tous si différents !
Souscrivez-vous à cette idée, que vous avez un style dans l’édition, qui se vérifie à première vue par les couvertures de vos livres, leur format, la qualité de l’impression – du travail d’imprimeur, une phrase pour le définir à la fin de chaque ouvrage : « folie convexe ou folie concave, un son rond qui vient voir, flotte puis disparaît », ou encore « que la lumière noire du fêlé soit avec vous » – mais aussi par ceux des auteurs que vous accompagnez, des « feux-follets » dans l’édition d’aujourd’hui ? Leur musique propre, qui ne s’accorde pas à ce qui se publie ailleurs ? Quidam a sa propre musique, ses propres musiques littéraires ?
C’est aux lecteurs et aux libraires de dire s’il existe un style Quidam, quelque chose qui au fond lierait tous les livres publiés. Maintenant je ne pense pas qu’on puisse définir ce « style » à la vue des couvertures. En quinze ans il y a eu trois périodes de ce point de vue-là et trois graphistes : moi au tout début (comme catastrophe esthétique), puis Line et Marion Bataille. Aujourd’hui, c’est Hugues Vollant, avec qui je crois avoir trouvé une communauté d’esprit, une attention à ma singularité. Il s’approprie vraiment les textes. Si les livres sont bien habillés, c’est à lui que je le dois. La petite phrase qui désormais clôt chaque livre est récente. Elle n’existe que depuis septembre 2014 lorsque la maison est repartie avec Harmonia Mundi après une période où son existence relevait exclusivement de la survie. Cette phrase a signé donc un retour, puis au gré des textes produits l’état d’esprit du moment, une facétie ou en mode lapidaire un ressenti. Elle provient le plus souvent d’autres livres et d’auteurs dont je ne suis pas l’éditeur.
Enfin, comme nous le disions au début de cette conversation épistolaire, cette année 2017 s’annonce sous de beaux offices, Dümmel, Josipovici, Thörn, et Annocque, en une phrase si vous aviez à définir leur style, leur manière, leur matière, leur univers, que diriez-vous ?
Gabriel Josipovici, que je publie pour la cinquième fois, est cet auteur dont je suis très fier d’être l’éditeur. Son œuvre est d’une qualité absolue, profonde, d’une subtilité rare, et l’homme est merveilleux. C’est simple : il est à lire. Il appartient déjà à l’histoire des lettres anglaises. Josipovici, c’est à la fois un intellectuel de haut vol et un artiste. Karsten Dümmel, c’est une affaire de fidélité entre lui, Martine Rémon et moi-même. Il écrit peu. Sa vie d’antan a nourri jusqu’alors deux romans. J’aime l’intégrité de cet homme, qui garde la mémoire de ce qu’il a vécu sans la surjouer. Et son travail de décorticage de ce que fut la Stasi est énorme. Il n’a pas été pour rien conseiller technique sur le film La Vie des autres. Et il n’est pas étonnant que son style laconique, elliptique, raconte en creux une machine à décérébrer et broyer. Pär Thörn, c’est une surprise, foldingue. Du déjanté qui dit beaucoup de notre mode de vie. Surprise que je dois à son traducteur, Julien Lapeyre de Cabanes. Une histoire de cristallisation oulipienne en quelque sorte. Philippe Annocque est à lui seul (mais est-il vraiment seul ?) une mécanique de précision dans l’écriture. Il mène au bout des projets insensés, avec comme constante une manière unique de creuser la question de l’identité sous des formes sans cesse inventives. Il n’est pas assez lu, ou mal lu, je ne sais pas. Ce qu’il fait est pourtant plutôt unique.
La Disparition de la chasse, Christophe Levaux, janvier 2017, 16 €
Christophe Levaux écrit au scalpel, saisit des situations réelles et follement absurdes qu’il fait flamber. Des tics et des tocs de la modernité, il fait son miel, un miel à l’acidité réjouissante. Qu’il mette un pied dans une gare d’acier et de verre – Une bonne grosse cochonnerie – qu’il croise Laurence – Très tôt déjà, elle rêvait d’avenue pavées et de talons qui font clic clic quand ils les foulent –, Jean-Pierre – Il a même pas eu besoin de taper sur le taux d’emploi, Jean-Pierre : d’autres s’étaient déjà chargés de l’envoyer paître au fond des diagrammes – qu’il se glisse dans les bureaux et les auditoriums d’universités, Christophe Levaux déchire l’état du monde. Et dans un grand éclat de rire noir, comme on le disait de l’humour, il ridiculise les bouffons qu’il croque et qui s’offrent à sa plume coupante. Ces vies terrifiantes et terrifiées – la terreur ordinaire –, ces aspirations stupides et bruyantes, ces situations loufoques et follement réelles, des terrains vagues aux terrains de vacances, ces destins échoués, naufragés, s’invitent à la manière de Thomas Bernhard, avec style et rage. Un écrivain est né, et c’est une bonne nouvelle.
Élise et Lise, Philippe Annocque, février 2017, 14 €
Philippe Annocque est un romancier du geste, ses romans sont des chansons (de geste), et il serait bien venu par exemple que quelques cinéastes s’en emparent, car ses personnages virevoltent et s’envolent comme dans une comédie musicale de Vincente Minnelli. Son dernier opus est une merveille, de finesse, de légèreté, de vivacité inventive – On voyait bien qu’elles allaient devenir amies, Élise et Lise. On dirait Élise et Lise, et ça leur ferait sûrement plaisir à toutes les deux, qu’on dise Élise et Lise – un roman gracieux, curieux et dansant. On imagine François Truffaut lisant ce roman et Antoine Doinel faisant la cour à Élise et Lise, à l’une ou l’autre, à l’une et l’autre. Élise et Lise réjouit par son style et ses manières gracieuses, par les champs imaginaires qu’il découvre à chaque page. Philippe Annocque nous surprend à chaque nouveau livre, inclassable, incassable et incasable, fidèle à l’imaginaire poétique, qui est sa révolution permanente. Il aime les contes, il lit des contes, ceux des frères Grimm, alors il écrit un conte – Les contes sont des organismes vivants qui vivent leur vie à travers nous – une aventure littéraire singulière, un jeu de rôles comme dans les films de Jacques Rivette – Élise prend l’air. L’air prend Élise. Tout cet air, ce souffle qui la traverse. Philippe Annocque est un écrivain singulier, un peu magicien. On en veut pour preuve : Pas Liev, Quidam, Vie des hauts plateaux, Louise Bottu, ou encore Rien (qu’une affaire de regard), Quidam.
Philippe Chauché
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