jeudi 10 mars 2022

Dans la tanière du tigre de Nicolas Idier dans La Cause Littéraire

« Reclus dans ma chambre de luxe, avec son ventilateur au plafond digne d’India Song de Marguerite Duras, je sens cette vibration permanente que rien n’arrête. Immobile, séquestré dans un palace, à l’agonie, j’intègre Delhi à mon système nerveux. Le virus de la ville est inoculé. Je me sens capable de sortir d’ici ». 

Depuis le premier février, nous sommes entrés dans le Nouvel An Chinois et dans l’année du Tigre d’Eau. Un Tigre plus sage que les autres Tigres de l’astrologie chinoise, mais tout aussi fort, associé à l’eau, il annonce une année de transformations, de maturité et de profondes émotions. Le nouveau roman de Nicolas Idier est à sa manière un Tigre d’eau. La tanière où se glisse cet impressionnant roman d’émotions profondes, n’est pas chinoise mais indienne, mais les Tigres y règnent. C’est une Inde en feu que découvre le diplomate, il y marche sur les traces des grands écrivains voyageurs, qui s’éprennent de la vie qu’ils découvrent, tout en témoignant des horreurs qui assombrissent leur ciel. Un feu alimenté par le nationalisme électrisant de Narendra Modi, qualifié de « boucher de Gujarat » où des indouistes fondamentalistes ont massacré plusieurs centaines de musulmans en représailles à l’incendie criminel d’un train de pèlerins hindous. Dans la tanière du tigre est le roman d’une immersion, comme le fit en son temps Joseph Kessel, au Kenya, en Birmanie, dans un autre monde, aux mille couleurs contrastées et contradictoires qui se répondent, comme se répondent les regards croisés en chemin de Delhi à Ahmedabad, de Bombay au désert du Thar et dans les villages du Bengale. Dans la tanière du tigre est le roman d’un diplomate à la parole libre, la vue et à l’oreille affutées, cette vision et cette écoute le transforment, comme le transforment la rencontre avec l’écrivain Arundhati Roy (1), les liens fins qu’il noue avec Prem Thapa son chauffeur, et tous ceux qui l’ont conduit vers cette tanière où souffle un vent doux de résistance aux braises raciales et aux flammèches du mépris, des meurtres, des viols et des menaces. Dans la tanière du tigre est aussi le roman des amitiés, des odeurs, des parfums, mais aussi du bruit, des fumées malignes, ou encore des couleurs et du bonheur de la naissance de la fille du narrateur en Inde, comme son fils avait vu le jour en Chine, deux éclairs de vie, deux étoiles qui accompagnent le narrateur et son épouse ; un pont de vie dressé entre la Chine et l’Inde, comme le dresse ce roman sous les signes protecteurs de Simon Leys, Nicolas Bouvier, Kerouac, Henry Bauchau, son amie Arundhati Roy et son livre cathédrale (2), dont la voix continue de résonner, et le visage de nous éblouir, après que ce roman ne soit refermé. 

« Même s’il paraît difficile de trouver la solution parfaite au cœur de l’incendie, il doit bien exister des possibilités d’agir. Les arbres alertent les insectes, les oiseaux et les autres animaux qui, eux, pourront s’enfuir à temps et survivre. Peut-être préviennent-ils le vent qui emportera des graines afin que la forêt renaisse, plus loin, plus tard. Quelques très rares livres agissent comme des arbres dans l’incendie : ils ne sont pas écrits pour sauver leur auteur mais le peuple invisible qui habite leurs pages ». 

Dans la tanière du tigre est un roman qui habite avec finesse, justesse et une grande force d’attention et d’attraction, l’Inde, et donc le Monde ; il habite un immense pays aux cinq mille ans d’Histoire, et les aventures de ses amis, leur course pour la vie, la joie et le bonheur ; et quand l’incendie menace, ils ne fléchissent pas, ils résistent, comme l’écrivain ne fléchit pas, écrit pour témoigner et résister à l’attraction du silence. Nicolas Idier ne force jamais le trait, il vit ce voyage, l’écrit, laisse la fiction, non pas travestir le réel, mais en faire surgir l’essence romanesque, sa fluidité, il laisse le temps y déposer sa marque, là encore à la manière de Kessel. Dans la tanière du tigre est le roman d’un écrivain vigilant, bouleversé par cette traversée de joie et de révolte. Nicolas Idier signe là un grand roman indien, comme il avait signé avec La Musique des pierres (3), un grand roman chinois. Les romans sont des ponts imaginaires dont les arches et les piles relient des continents, des aventures, et des hommes.

Philippe Chauché 

(1) Le Dieu des Petits Riens (1997), Le Ministère du Bonheur suprême (2018) Gallimard 

(2) Le Dieu et les Petits Riens : Et il y a des livres cathédrales. Non pas tant pour leur dimension religieuse que pour leur immensité, une immensité qui les rapproche des grands éléments de la nature traversée par l’Histoire, le temps, les vents violents. 


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