« La journée précédente avait duré cinq ans, celle-ci avait filé comme la lumière et le vent. Chaque mot que j’avais lu avait aboli les barreaux, les murs, la cour de la prison.
J’étais assis sur une planche, dans une obscurité totale, je compris soudain ce qu’étaient la lecture, la puissance colossale des mots. Cette journée allait déterminer le reste de ma vie, ce voyage infini avec les mots ».
René Frégni est un travailleur de la nuit. C’est ainsi que certains basques, il y a longtemps, nommaient les contrebandiers, avec une amusante admiration. Minuit dans la ville des songes est un roman de contrebande de souvenirs et de livres, de mots et d’hommes, rencontrés entre chien et loup, entre les murs d’une prison militaire, une escale Corse, et un centre hospitalier spécialisé. Minuit dans la ville des songes est le roman d’un jeune homme révolté, dont la mémoire résonne encore des Maîtres du mystère (1), écoutés en famille, et des aventures du Comte de Monte-Cristo et du boumian, le bohémien de la crèche.
Un jeune homme dont le destin de lecteur, de collectionneur de mots – J’ai passé toutes ces années à ramasser des mots partout… –, puis d’écrivain, s’est forgé dans le froid de Verdun, où il va payer le prix fort et glacial, d’une désertion plus ou moins volontaire. S’il est un homme des désertions et des échappées belles, le narrateur, aujourd’hui écrivain, est aussi devenu grand passeur de textes, auprès de lycéens et de détenus, peut-être en souvenir d’un autre révolté Ange-Marie, dont il croise la route, un corse, un corsaire, un bandit, un ami attentif, dont l’ombre des ailes protège Minuit dans la ville des songes de tout mauvais pas littéraire. Le narrateur de ce roman voyageur doit se mettre à l’abri, s’éloigner de la prison qui le menace, alors, il pose son sac et ses livres en Corse, traverse l’Italie, Trieste, le Monténégro avant d’accoster en Grèce, puis par un heureux hasard, un coup du sort gracieux, une attention des dieux, retrouver Manosque. Autant d’escales que de livres lus et retenus, autant de livres qui ne se lassent pas d’être lus par le narrateur, dont Collines de Jean Giono qui irrigue et éblouit ce roman, et Le Hussard sur le toit, une autre histoire de fugitif, aussi impertinent que téméraire, à l’image du narrateur, qui pourrait s’exclamer l’aventure c’est l’aventure (2). Les truands et les bandits des villes et des champs qu’il croise, se font les dents dans des banques ou lors de quelques trafics déraisonnables, lui, les seules armes qu’il revendique, ce sont ces livres lus sur les collines, dans les trains et les cuisines, face à la mer et au château d’If, et les romans qui en naîtront.
« De grands tilleuls ceinturaient la ville, au-delà c’était un cirque de collines vertes, rousses et grises. La petite borne blanche d’une tour de guet couronnait la plus proche, veillant sur Manosque depuis mille ans.
J’étais debout sur ces tuiles, au milieu du ciel, ébloui, comme l’était Angelo, le petit hussard italien. J’avais ouvert un fenestron et j’étais entré dans un roman de Giono ».
René Frégni est un écrivain précieux, au style gracieux et léger, il faut d’ailleurs être agile et léger pour passer une frontière la nuit sans se faire remarquer des douaniers, des gabelous, sensés tout voir, et ne pas se faire surprendre un livre à la main, des mots en tête, et des romans qui s’affinent dans ses cahiers qui ne le quittent plus, comme le sourire et les attentions de sa mère, qui veille sur lui. Précieux, dans le regard qu’il porte sur la nature qui l’entoure et qui vibre dans son roman ; léger, pour saisir les douleurs, les colères et les révoltes, mais aussi dans les portraits des hommes qu’il dessine, qu’il croise lors de ce périple romanesque et vibrant de vie. Minuit dans la ville des songes est un beau roman serein, habité, généreux et heureux.
Philippe Chauché
(1) Fiction radiophonique inventée en 1952 par Pierre Véry, qui deviendra une émission phare de France Inter dès 1957, tous les mardis soir, adaptant des œuvres d’Agatha Christie, Edgar Allan Poe, Arthur Conan Doyle ou encore William Irish et les voix de Jean Topart, Michel Bouquet, Jacques Dufilho, ou encore Claude Piéplu.
(2) Film de Claude Lelouch sorti en 1972 avec notamment Lino Ventura, Jacques Brel, Charles Denner et Aldo Maccione, le plus étourdissant des truands
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