vendredi 19 juin 2009

Accéder aux Cercles



" Il est temps de faire de Fragonard un peintre profond. Pour y parvenir, c'est comme si nous devions soulever une pierre tombale à mains nues, ce qu'on appelle joliment le poids de l'Histoire, somme des résistances, des aveuglements, des malveillances accumulées depuis deux siècles, des vengeances contre une représentation sans équivalent de la gratuité humaine. Ah, vous voulez dire le dix-huitième siècle ? Encore ? A nouveau ? Eh oui. Je n'y peux rien, c'est là que l'aiguille magnétique revient d'elle-même dès qu'on cesse de l'affoler, de vouloir à tout prix lui faire indiquer le faux Nord. D'ailleurs, c'est plutôt le Sud que nous cherchons sans relâche, un Sud mythique, l'âge d'or, le paradis physique. Il a existé, on l'a vu, donc on peut le retrouver. " (1)

Les peintres, comme d'ailleurs les musiciens et les écrivains, qui le sont vraiment, cherchez vous trouverez, écoutez et regardez, vous comprendrez de qui il est question, il est donc inutile d'en dresser ici la liste, les peintres donc, les musiciens et les écrivains qui nous ouvrent sur le Sud, autrement dit sur la légèreté les corps et des âmes, sur la liberté offerte, sur l'art d'accéder aux cercles que l'on croyaient à jamais clos, ou encore les manières de donner une langue à la CASE VIDE, pour reprendre à notre compte ce qu'écrit lumineusement Yannick Haenel dans sa préface à la réédition des entretiens de Philippe Sollers avec la revue Ligne de risque (2), reste à savoir comment cela s'opère, comment apparaît cette déflagration douce et irrémédiable, ce silence armé ? Proposition : par une diffraction du Temps (3), qui demande une disponibilité hors normes à sa présence. Ce tableau de Fragonard ne dit pas autre chose.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Les surprises de Fragonard / Philipppe Sollers / La Guerre du Goût / Gallimard
(2) Poker / Philippe Sollers / Yannick Haenel / François Meyronnis / entretiens avec la revue Ligne de risque / L'Infini / Gallimard
(3) Debord ou la diffraction du temps / Stéphane Zagdanski / Gallimard

mercredi 17 juin 2009

Le Printemps Permanent

C'est le Printemps Permanent, c'est ainsi qu'il parlait de cet instant, où tout s'est enflammé, ma langue, mes yeux, ma peau, ma bouche, ma main, tout s'est accéléré, j'ai découvert une autre langue, d'autres yeux, une nouvelle peau, une bouche vivante, une main libre, désormais dit-il, je peux écrire d'ici, autrement dit de tous les temps, d'hier et de demain, seule cette langue sauve, une langue qui ne sauve pas est une langue de la mort, une langue qui ne me sauve pas est une langue du désespoir organisé, du nihilisme dominant, une langue qui sauve doit s'accorder au mouvement du corps permanent, alors je peux écrire, comme personne, et devenir immortel, c'est-à-dire éclater de rire face à la mort, une belle manière de la désarmer, éclater de rire face à l'abandon, face à la trahison, à la domination, à la servitude volontaire, à la guerre permanente qui veut se faire oublier et qui pourtant est là, au coin de ta rue, au coin de ta vie, dans tes accouplements fébriles, dit-il, et cette langue retrouvée, bénie des Déesses, transforme tout en or, en or du Temps, je ne le cherche pas, ajoute-t-il, je l'ai trouvé, et c'est la seule révolution qui mérite attention, concentration et silence, et débouche sur la poésie, qui est traversée du Temps.

Le premier émerveillement de cette révolution du Printemps Permanent fût un silence, un silence qu'ornaient les sourds remous de la rivière qui coulait un peu plus bas, silence, les yeux fixant les éclats du soleil que par instant libéraient les envolées vertes qui nous protégeaient, Sylvia, ses yeux clos écoutaient ce que disait son corps de l'effervescence de l'amour, nos corps allongés s'enfonçaient dans la terre noire de la rive, le temps n'était plus au touché, mais à sa mémoire future, le temps était à la méditation silencieuse du Temps, c'est alors, voyez-vous, que je suis vu me voyant. Seuls les voyants savent entendre ce qui se dit dans le silence.

" La poésie n'est pas la tempête, pas plus que le cyclone. C'est un fleuve majestueux et fertile. " (1)


" Le Printemps doucement évente le visage de la rose ;
Dans l'ombre du jardin, comme un visage aimé est doux !
Rien de ce que tu peux dire du passé ne m'est un charme ;
Sois heureux d'Aujourd'hui, ne parle pas d'Hier. " (2)

" Blanche beauté de lune embranchée de parfum...
Une bouche qui parle exhalant une perle,
Souffle à l'odeur de myrrhe et lèvre de carmin
Laissant perler le suc et le miel qui déferle ! " (3)


à suivre

Philippe Chauché

(1) Poésies / Isidore Ducasse Comte de Lautréamont / Oeuvres complètes / La Table Ronde
(2) Les Quatrains d'Omar Khayyam / traduct. Charles Grolleau / Éditions Gérard Lébovici
(3) Salomon Ibn Gabirol / Poèmes d'amour de l'Andalousie à la Mer Rouge / traduct. Masha Itzhaki et Michel Garel / Somogy

lundi 15 juin 2009

L'Art du Silence



" Un beau texte s'entend avant de sonner. C'est la littérature. Une belle partition s'entend avant de sonner. C'est la splendeur préparée de la musique occidentale. La source de la musique n'est pas dans la production sonore. Elle est dans cet Entendre absolu qui la précède dans la création, que composer entend, avec quoi composer compose, que l'interprétation doit faire surgir non pas comme entendu mais comme entendre. Ce n'est pas vouloir dire ; ce n'est pas vouloir montrer.
C'est un Entendre pur. " (1)

Jamais il n'avait aussi bien entendu la musique
Jamais il ne s'était senti aussi proche de la pureté première
Jamais le silence n'avait autant fait frémir sa peau


Il lisait dans le silence, que seul par instant troublaient les cris aiguisés des martinets, se laissant gagner par cette autre respiration du Temps, cet autre tempo, qui est le frôlement de la vie offerte. Il lisait à livre et fenêtres ouvertes, mémorisant chaque mot, comme on le fait d'un code secret. Les livres étaient pour lui ces codes secrets qu'il aimait dévoiler à celles qui parfois prenaient le temps de le regarder lire en silence, dans le dénuement du Temps.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Vie secrète / Pascal Quignard / Gallimard

dimanche 14 juin 2009

Chercher l'Or du Temps (2)



" (Mais) l'homme est né pour se " retrouver " partout. " (1)

" Comme les oiseaux lentement passent
Il jette le regard en avant
Le prince et fraîches lui soufflent
A la poitrine les rencontres, quand
Il y a silence autour de lui, haut
Dans l'air, mais richement brillant, vers le bas
Le bien lui appartient des pays, et avec lui sont
La première fois en quête de victoires les jeunes.
Mais lui, il modère avec
Le battement d'aile. " (2)

Instants de silence,
Sagesse d'un visage,
Son coeur embrase mes doutes.

" Il est nuit : voici que montent plus haut toutes les
voix des sources vives. Mon âme aussi est un chant d'amoureux. " (3)

" Je n'avais qu'une pensée : faire exister ce qui, en une minute, s'était ouvert avec cette pensée. Faire exister cette minute, l'étendre aux autres minutes, à toutes les minutes, à toutes les heures, à ma vie entière. C'est ainsi que j'ai commencé à me sentir libre. J'ai découvert que cette pensée me rendait libre. J'ai découvert qu'avant elle, je n'avais jamais eu de pensée. On croit qu'on pense mais la plupart du temps on ne pense pas. On s'imagine avoir des pensées, mais ce ne sont pas des pensées, ai-je dit à Anna Livia. Ce sont tout au plus des idées, des réponses à des questions qu'on se pose, des solutions à des problèmes - pas des pensées. Une pensée, lorsqu'elle se met à exister, on ne la reconnaît pas :elle n'a pas l'air d'une pensée. Une pensée, si c'est une pensée, ai-je dit à Anna Livia, a toujours l'air d'autre chose. La pensée qui m'est venue à 8 h 07, elle est venue sous la forme d'une phrase. Elle a pris la forme d'une phrase, d'une deuxième phrase, d'une troisième, d'une dizaine d'autres phrases qui se mises à me donner une existence. Les phrases ont commencé à me faire exister - à faire exister mon existence. (4)

La rue cette nuit s'est brusquement embrasée, un incendie que moi seul voyait, flammes rouges et jaunes qui révélaient la lumière à l'obscurité, je n'ai ressenti aucune chaleur particulière, l'une d'elle a entouré la main que j'avais allongé en me penchant à la fenêtre, j'ai seulement senti que ma main devenait autre, l'incendie s'est propagé à l'appartement, sans mal aucun, c'est tout mon corps qui est devenu autre, je me suis dit, c'est par ces flammes que je deviens au monde.

" Sortant du tunnel, ce qui n'était qu'une conviction me frappe comme une vérité, je la conçois, aveuglante pour l'époque et plus encore aujourd'hui. Au demeurant si la lumière est aveuglante, elle n'en est pas moins là, bien que n'éclairant qu'à moitié les borgnes, et inexistante pour les aveugles. Il n'y a pas d'égalité. Il n'y a pas d'égalité quant au sexe. Il n'y a pas d'égalité quant au coeur. Il n'y a pas d'égalité quant à la lumière. (5)

Désormais tout pouvait advenir.


à suivre

Philippe Chauché

(1) Traité de la co-naissance III / Paul Claudel / Oeuvre poétique / Bibliothèque de la Pléiade / Gallimard
(2) Comme les oiseaux lentement passent / Hymnes en esquisse / Hölderlin / traduct. Francis Fédier et Gustave Roud / Oeuvres / Bibliothèque de la Pléiade / Gallimard
(3) Ecce Homo / Friedrich Nietzsche / traduct. Alexandre Vialatte / 10-18
(4) Cercle / Yannick Haenel / L'Infini / Gallimard
(5) Le savoir-vivre / Marcelin Pleynet / L'Infini / Gallimard

samedi 13 juin 2009

Le Mouvement du Temps (4)



" O frères ", dis-je " qui par cent mille
périls êtes venus à l'occident
et à cette veille si petite
de nos sens, qui leur reste seule ;
ne refusez par l'expérience,
en suivant le soleil, du monde inhabité.
Considérez votre semence :
vous ne fûtes pas faits pour vivre comme des bêtes
mais pour suivre vertu et connaissance. " (1)

Et c'est dit-il de cette vertu, cette virtus, cet art de bien vivre, que doit naître chacune de nos actions, le bien vivre croyez-le cher ami, m'est advenu la nuit passée, alors que je défiais la vie et invitais les vivants à m'enterrer, alors que la Parole a retourné cette sentence : il revient aux morts et à seuls d'enterrer les morts. C'est le mouvement du Temps qui m'a retourné, qu'il ait pris ce soir là, le visage de Béatrice n'y est pas étranger, trois cercles nous séparent, mouvement de la connaissance savante des corps libres, qui foudroie dans sa ronde paradisiaque l'Enfer qu'il faut traverser les yeux ouverts et le verbe vibrant, ce que ne réduit en rien l'espace de ces cercles qui nous séparent, mais les rend autrement plus accessibles.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Chant XXVI / L'Enfer / La Divine Comédie / Dante / traduct. Jacqueline Risset / GF Flammarion

samedi 6 juin 2009

Le Fleuve





" Simile est regnum coelorum thesauro abscondito.

Le royaume des cieux est semblable à un trésor caché.

(Matth., XIII.)

... Sortez, grand homme, de ce tombeau; aussi bien y êtes-vous descendu trop tôt pour nous: sortez, dis-je, de ce tombeau que vous avez choisi inutilement dans la place la plus obscure et la plus négligée de cette nef. Votre modestie vous a trompé, aussi bien que tant de saints hommes qui ont cru qu'ils se cacheraient éternellement en se jetant dans les places les plus inconnues. Nous ne voulons pas vous laisser jouir de cette noble obscurité que vous avez tant aimée; nous allons produire au grand jour, malgré votre humilité, tout ce trésor de vos grâces, d'autant plus riche qu'il est plus caché. Car, Messieurs, vous n'ignorez pas que l'artifice le plus ordinaire de la sagesse céleste est de cacher ses ouvrages, et que le dessein de couvrir ce qu'elle a de plus précieux est ce qui lui fait déployer une si grande variété de conseils profonds. Ainsi toute la gloire de cet homme illustre, dont je dois aujourd'hui prononcer l'éloge, c'est d'avoir été un trésor caché; et je ne le louerai pas selon ses mérites si, non content de vous faire part de tant de lumières, de tant de grandeurs, de tant de grâces du divin Esprit, dont nous découvrons en lui un si bel amas, je ne vous montre encore un si bel artifice, par lequel il s'est efforcé de cacher au monde toutes ses richesses. "

Il avait laissé le livre au pied de son lit, incendie incroyable, qui ne détruit rien, mais sauve les âmes perdues, traversé cet appartement où s'entassaient les romans qu'il n'avait pas encore eu le temps d'offrir, regardé une dernière fois la photo qu'il avait épinglé sur une reproduction d'un dessin de Matisse, un arbre qui dialogue avec le Temps, c'est la seule qu'il possédait, elle allait aussi être brûlée par la glace, il sentait le froid rassurant de l'arme dans la poche de sa veste froissée, le vent n'arrangeait pas les choses, il tanguait, une larme coula sur sa joue, il s'approcha de la berge grise, dans le ciel ses oiseaux s'évertuaient à le ravir par leur ballet joyeux, tout alors lui apparut nettement, son visage, ses mouvements, son corps, ses mots qui sauvent, portés haut comme une délivrance, il descendit les quelques marches qui menaient au fleuve, il ferma les yeux, tout avait été dit, pensa-t-il, tout avait été fait, et fort mal, je traverse la nuit et les flammes me consument.

à suivre

Philippe Chauché

vendredi 5 juin 2009

Le Mouvement du Temps (3)




" Regarde toute chose sous l'aspect du moment.
Laisse aller ton moi au gré du moment.
Pense dans le moment. Toute pensée qui dure est contradiction.
Aime le moment. Tout amour qui dure est haine.
Sois sincère avec le moment. Toute sincérité qui dure est mensonge. " (1)

Ces phrases tournaient autour de moi lorsque je l'ai vu franchir la porte de notre café, je me suis dis, je le reconnais et pourtant il paraît autre ce soir, la démarche, les dix pas qui nous séparent, le regard, si lointain alors qu'il s'approche, je me suis dis, je le reconnais et ce n'est plus lui, lorsqu'il s'est assis à notre table. Je suis bien heureux de vous voir, m'a-t-il dit, on allumant une cigarette, heureux de vous retrouver dans ce café qui est dans la permanence du Temps, a-t-il ajouté, tout en invitant de la main l'un des garçons du café à nous apporter deux coupes de champagne, je suis heureux et radicalement autre, vous le voyez, mais sachez cher ami, cette radicalité est plus profonde que celle qui apparaît dans ma démarche, et dans mon regard, elle se fonde sur des certitudes retrouvées, certitudes a-t-il dit, d'une rupture décidée, d'une fracture, j'ai, lors de mes absences répétées à ces rendez-vous rituels, " traversé la rivière, et découvert cette clairière entourée d'arbres où naît une autre plénitude ", abandonné mes peintres, gardé de ces écrivains les plus libres qui ont souvent accompagné nos rencontres, quelques traces, tenez cher ami, j'ai là, le dernier opus d'une femme libre, un écrivain libre et non une " écrivaine " comme le notent nos modernes " critiques " littéraires, qui balbutient leurs fades pensées ici ou là. Mais lisons c'est plus important, cher ami, il se saisit alors d'un livre qu'il tire de son cartable de cuir noir :

" Couleur des faux-semblants par excellence, le noir appartient à la catégorie du " neutre " tout en la falsifiant. Discret mais sans fadeur, il permet précisément à la neutralité de s'emblématiser en oxymores : discrétion piquante, sobriété éclatante, splendeur de l'austérité. " (2)

Mais aussi : " Or, contrairement à un préjugé courant, les mots ne servent pas à décrire la réalité mais à créer du réel. Ce sont eux qui confèrent l'être aux choses. Ils ne sont pas un miroir du monde mais un chaudron magique d'où ce dernier peut toujours surgir, à l'instar de l'" opéra fabuleux " issu de l'" alchimie du verbe " dont parle Rimbaud. " (2)

Ou encore plus loin : " Swift : monosyllabe dont les trois premières lettres commencent phonétiquement par sourire avant de mimer, en leurs occlusives, le sifflement tranchant d'un rasoir - l'onomatopée d'un scalp. " (2)

Et : " Trouver un style, une forme : deux quêtes qui n'en font qu'une. Il s'agit d'un jeu où qui cherche, trouve. D'une opération de la pensée ressemblant au jaillissement du glaive hors de son fourreau. " Celui qui ne sait pas ajouter sa volonté à sa force n'a point de force ", écrit-il. Et aussi " Un homme dépourvu de caractère n'est pas un homme, mais une chose. " (2)

Voyez-vous cher ami, j'ai dans ces pages là, qu'elles se consacrent à Chamfort, à Sterne, au noir, au verbe, au porte-jarretelles, au Bernin, - admirable, foudroyant sculpteur - à Sade, à Swift, à Lamarche-Vadel, - saisissement de sa clairvoyance - ou à Pound, été saisi par ce style d'éblouissement qui traverse le temps, classique d'aujourd'hui pourrais-je dire, qui me pousse à vous dire que l'on écrit encore, contrairement au discours dominant, en malmenant le siècle et en s'ouvrant sur le mouvement du Temps, ce qui est pour moi la permanence de la littérature, loin de tous les étouffoirs voulus et subis. Je ne sais rien de cet écrivain, et ne veux rien en savoir, me comble son style, cette désertion admirable, ce scissionnisme net. Il a refermé le livre qu'il a glissé dans le cartable, allumé une nouvelle cigarette et terminé sa coupe, tout cela, je le crains n'en dit guère de mon état, cher ami, a-t-il ajouté, mais vous comprendrez que ni le lieu, ni l'heure, ni l'endroit n'est propre à quelques trivialités, je vous confirme seulement que je poursuis ici et là mes opérations clandestines, je vends, j'achète ce que les humanoïdes capricieux nomment de l'art, et ainsi rassure mon banquier et mes créanciers, j'ai déserté le terrain de la guerre amoureuse, mais cela n'a, vous le comprendrez que peu d'importance. Je l'ai regardé quitter notre café, avec la lenteur vive d'un peintre, traverser le boulevard et se glisser dans un taxi qui semblait l'attendre. J'ai de mémoire noté sur mon écritoire de poche, le nom de cet écrivain dont il venait de lire quelques lignes, commandé une nouvelle coupe de champagne et fermé les yeux. Le mouvement du Temps s'était à nouveau enclenché. Musique.

à suivre

Philippe Chauché

(1)Le livre de Monelle / Marcel Schwob / Allia
(2)Sans entraves et sans temps morts / Cécile Guilbert / Gallimard

lundi 1 juin 2009

Le Pont Vertical



Il nous reste à nous couler dans les espaces du Temps.

à suivre

Philippe Chauché

dimanche 31 mai 2009

Autres Vies (2)



Voilà la seule question qui mérite d'être posée, celle du corps en mouvement, offert, vif, illuminé, mérité, car le corps se mérite. Le savoir c'est pouvoir s'en détacher. Ici les corps vérifient la vérité du Temps.

à suivre

Philippe Chauché

samedi 30 mai 2009

Les Silences du Toreo



La tauromachie est un révélateur plus précis et incisif encore que celui que certains amateurs d'images utilisaient lorsqu'ils développaient leurs photographies argentiques, révélateur de la beauté, argent vif, révélateur du bon goût, délice du verbe rare, et de l'attitude héroïque, au sens qu'en donne l'élégant Gracian, cet argent vif s'élève du centre du ruedo comme une musique de Bach, détachement, silence, et esquisses du bonheur, est-il d'ailleurs autre chose qu'une esquisse, les tenants de sa permanence ne sont pas autres que ceux qui le malmène, mais aussi transparence du geste révélé, silence de la profondeur, profondeur du silence, les amateurs de cante jondo savent cela mieux que personne, et enfin beauté illuminée du geste, comme la nécessité originelle d'une gnose sensuelle.

La tauromachie de José Tomas est visible et invisible, elle témoigne du Temps accompli, du mouvement tellurique, de la profondeur, du temple, cette insolence créative, qui défait le diable et ses tristes admirateurs.

José Tomas est silence, légèreté, nécessité du profond abandon, et les taureaux savent cela, José Tomas est un écrivain du silence qui d'une main offre au taureau cette élévation que seuls connaissent les adeptes de l'amour révélé, un manuscrit qui s'écrit sans qu'on s'en doute, une toile qui se découvre plus qu'elle ne se couvre, un corps qui s'abandonne dans les déflagrations du verbe.

Où sommes-nous face à José Tomas ? Dans le miracle du traité de la résurrection.

" Ce n'est point une faute, à mon sens, de ne pas exceller dans le médiocre, afin d'être médiocre dans l'excellent ; mais être médiocre dans un rang inférieur, lorsqu'on pourrait en remplir un premier avec distinction, c'est ce qui n'est point pardonnable, et ce qui n'est pourtant que trop ordinaire. Le conseil que donne un poète à ce sujet est très sage et vaut bien une sentence d'Aristote : Ne faites rien en dépit de Minerves : c'est-à-dire qu'il ne faut point embrasser un état, un emploi que le talent désavoue, et pour lesquels par conséquent l'habileté nécessaire ne viendra jamais. " (1)

à suivre

Philippe Chauché

(1) Connaître sa bonne qualité dominante / Le Héros / Baltasar Gracian y Moralès / Distance

mardi 26 mai 2009

L'Art de la Parole



Seule la parole fait naître la parole, mais cette nouvelle parole ne peut nous sauver qu'en lui redonnant vie, sorte de miracle intérieur, Rabbi Nahman de Braslav est plus direct : " On peut redonner vie à la parole, par la parole. ".

La parole vivante est une parole qui sauve, et ce sauvetage de la parole par la parole est notamment à l'oeuvre dans les écrits bibliques et gnostiques, chez les poètes de la Dynastie des Tang aussi, et passe, qui en douterait, par le silence. Seuls les écrivains "les plus libres", ces grands sauveurs de la parole savent se taire, se taire irrémédiablement devrais-je dire, pour sauver la parole. Cela suppose un retournement de ce que l'on appelle la mort, cette falsification du Temps.

" Alors que sa Sagesse médite la Parole,
que son enseignement la proclame,
sa connaissance s'est révélée.
Sa longanimité étant une couronne sur sa tête,
la joie s'harmonisant à lui,
sa gloire l'a exalté.
Sa forme la révélé.
Son repos l'a absorbé.
Son amour l'a revêtu d'un corps.
Sa fidélité l'a lié. " (1)

" Ce monde est mangeur de cadavres. Aussi tout ce qu'on y mange est mortel. La vérité est une mangeuse de vie. Voilà pourquoi aucun de ceux qui sont nourris de (vérité) ne mourra. " (2)

à suivre

Philippe Chauché


(1) Évangile de la vérité / Écrits gnostiques / La bibliothèque de Nag Hammadi / Bibliothèque de la Pléiade / Gallimard
(2) Évangile selon Philippe / d°

vendredi 22 mai 2009

A Servir Très Frais (3)



" Un jeune étudiant demande à Rabbi Akiva Aiger s'il l'autorise à acheter un billet de théâtre pour le spectacle de vendredi soir.
- Je l'autorise seulement à la condition que vous achetiez deux billets supplémentaires pour les deux anges qui accompagnent chaque Juif le vendredi soir. "
H.R. Rabinowitz / Kosher Humor / traduct. Boris Terk / Allia

Accorder sa confiance à un citoyen, c'est marcher vers l'échafaud.

" Une grande louange rend les uns honteux, les autres arrogants. "
Friedrich Nietzsche / Aurore / Pensées sur les préjugés moraux / Gallimard

Le sourire d'une femme a sur moi le même effet qu'une piqûre de moustique.

" Qu'est-ce qu'un homme apporte avec lui en venant au monde ? Rien. Qu'emporte-t-il, quand il en sort ? Rien. "
Anonyme / Éloge de rien / Dédié à personne, avec une postface / Allia

Elle croyait tellement en moi qu'elle en a perdu la vue.

" Les cafardeux n'ont pas de patrie, mais une ou deux terrasses de café attitrées. "
Frédéric Schiffter / le philosophe sans qualités / Flammarion

Ceux qui aiment les enfants et les chiens devraient faire attention où ils mettent les pieds.

Ce qui est amusant dans l'amour physique c'est son bavardage.

à suivre

Philippe Chauché

jeudi 21 mai 2009

Le Voyageur du Temps

" Le silence est aussi un mode authentique du langage. " (1)

" Les héritiers des morts sont eux-mêmes morts et c'est des morts qu'ils héritent. Les héritiers du vivant sont eux-mêmes vivants et ils héritent du vivant et des morts. Les morts n'héritent de personne. Comment en effet celui qui est mort pourrait-il hériter ? Le mort, s'il héritait du vivant, ne mourrait pas, mais c'est bien davantage qu'il vivrait, le mort. " (2)

Claude Lanzmann est cet héritier du vivant qui a voulu que les morts de la Shoah héritent eux aussi du vivant, tout exercice de "Mémoires", n'est pas autre chose, le mouvement de la vie réelle irrigue d'une eau miraculeuse le mouvement du Temps.

Claude Lanzmann est un Voyageur du Temps au sens qu'en donne avec éclat Philippe Sollers dans son roman éponyme. Le Voyageur du Temps est immortel, c'est pour cela qu'il défie la mort, qu'il la bouscule, la déboussole, la retourne et gifle ceux qui en font leur petit commerce :

" La guillotine - plus généralement la peine capitale et les différents modes d'administration de la mort - aura été la grande affaire de ma vie... La vérité est que, tout au long de ma vie et sans aucun répit, les veilles (si j'étais averti, ce qui fut souvent le cas pendant la guerre d'Algérie) ou les lendemains d'exécution capitale furent des nuits et des jours d'alarme, au cours desquels je me contraignais à devancer ou à revivre pour moi-même les derniers moments, heures, minutes, secondes des condamnés, quelles qu'eussent été les raisons du verdict final... Le 22 février 1943, les héros de La Rose Blanche (Die Weisse Rose), Hans Scholl, sa soeur Sophie et leur ami Christoph Probst, moururent à vingt ans sous la hache du bourreau de la prison de Stadelheim à Munich après un procès expéditif de trois heures conduit par l'accusateur public du Reich, le sinistre Roland Freisler, venu tout exprès de Berlin. Ils furent mis à mort dans une cave de Stadelheim aussitôt le verdict prononcé et Hans, en posant sa tête sur le billot rouge du sang de sa soeur, hurla : " Vive la liberté ! "... Le Fourquier-Tinville de la Grande Terreur, Vychinski, le procureur des procès de Moscou, Urvalek, l'aboyeur tchèque du procès Slansky, Freisler, c'est la même ligne et la même lignée de bureaucrates bouchers servant sans faillir les maîtres de l'heure, ne laissant aucune chance aux inculpés, refusant de les entendre, les insultant, ordonnant les débats vers une sentence rendue avant même leur ouverture. " (1)

Le Voyageur du Temps se glisse dans les méandres de l'Histoire, parfois il y risque la noyade, c'est Vichy et l'occupation allemande, autre grande affaire de la vie de Claude Lanzmann :

" Tout se passa sans encombre jusqu'à environ une centaine de mètres de la sortie de la ville quand soudain une sorte de gnome chapeauté, incroyablement agité, bondissant autour de nous comme s'il était environné de mille ennemis, nous apostropha, brandissant un document : " Milice, les mains en l'air ! " En même temps, il sortit d'un holster de hanche un pistolet automatique, hurlant : " Où allez-vous ? Que transportez-vous ? ", et se mit à débâcher la remorque, à la fouiller en fauchant l'espace avec son arme. C'était le moment de le tuer, le seul moment, le tuer sur-le-champ était la seule solution. Sans quoi nous étions perdus. Bieglemann était littéralement vert de peur, paralysé, incapable de passer à l'acte, je maudissais mon père de lui avoir donné l'arme... " (1)

Le Voyageur du Temps va ensuite traverser à la fois une exceptionnelle géographie littéraire et politique, c'est Jean Cau ici, Sartre plus loin, Simone de Beauvoir, savoureuse amoureuse :


" Les ennemis de Sartre se sont gaussés de sa laideur, de son strabisme, l'ont caricaturé en crapaud, en gnome, en créature immonde et maléfique, que sais-je... Je lui trouvais, moi, de la beauté, un charme puissant, j'aimais l'énergie extrême de sa démarche, son courage physique, et par-dessus tout cette voix d'acier trempé, incarnation d'une intelligence sans réplique. " (1)

" Non contents de ne pas nous interdire l'Espagne de Franco, nous basculions en voiture dans la même journée, en une véritable diagonale de fous, de Huelva sur la côte atlantique andalouse, près de la frontière portugaise, à Valence, sur la façade méditerranéenne et bien plus au nord. Honte sur nous, honte sur le Castor et sur moi bien sûr, puisqu'en ma qualité de " mari " j'épousai d'emblée, sans discutailler, avec avec une enthousiaste volonté d'apprendre, la passion que la grande Simone de Beauvoir nourrissait pour la tauromachie et les corridas... A las cinco de la tarde (à cinq heures du soir), Miguel Baez " Litri " et Julio Aparicio avaient toréé dans la plaza paysanne de Huelva, à la fois contre de noirs Miura, fauves surpuissants redoutés entre tous, et contre les alizés marins qui compliquaient périlleusement le travail de la muleta avant l'estocade. Malgré les rafales de vent qui, soulevant le leurre rouge, découvrent brusquement aux yeux du taureau le corps brodé d'or du torero, Litri et Aparicio avaient été éblouissants de fluidité et de courage, suprêmes vertus de ce métier, salués par les oreilles et la queue du monstre, brandies par eux à l'adresse du public en cinq tours de piste, sous les ovations et les jets de fleurs. Les Oreilles et la Queue, c'est le titre précisément d'un autre grand livre à la gloire de la tauromachie, livre adoré des Espagnols pour sa drôlerie, sa poésie et son exactitude technique. Cau, mon ami, en est l'auteur, il l'écrivit dans les années soixante. " (1)

Le Voyageur du Temps deviendra cinéaste, ou plus justement auteur de " Mémoires " sonores et visuelles du mouvement du Temps, ce sera Pourquoi Israël (sans point d'interrogation aime-t-il a rappeler à juste titre), Un vivant qui passe, Sobidor, 14octobre 1943, Tsahal, et Shoah, auxquels s'ajoutent aujourd'hui ce Lièvre immortel de France :

" J'avais dit un jour, après la sortie du film de Spielberg, La Liste de Schindler, et pour attester par l'absurde la posture inclémente de Shoah, que si j'avais trouvé un hypothétique film muet de quelques minutes, tourné en secret par un SS et montrant la mort de trois mille personnes dans une chambre à gaz, je ne l'aurais pas seulement intégré à mon film, mais je l'aurais détruit. Scandale, attaques tous azimuts : " Il veut détruire les preuves ! " Ceux qui me stigmatisaient ainsi insinuraient-ils par là, à leur insu peut-être, qu'elles seraient nécessaires ? Je n'ai pas réalisé Shoah pour répondre aux révionnistes ou négationnistes : on ne discute pas avec ces gens-là, je n'ai jamais envisagé de le faire. Un choeur immense de voix dans mon film - juives, polonaises, allemandes - témoigne, dans une véritable construction de la mémoire, de ce qui a été perpétré. " (1)

Les voix saisies par le Voyageur du Temps livrent mille vérités que les images publicitaires sont incapables de saisir.

" Il y a du bon en ce monde, il y a du mauvais. Ce qu'il y a de bon en lui n'est pas bon, et ce qu'il y a de mauvais en lui n'est pas mauvais. Mais il y a du mauvais après ce monde, qui est vraiment mauvais, ce qu'on appelle " le milieu ". C'est cela la mort. " (2)

à suivre

Philippe Chauché

(1) Le lièvre de Patagonie / Claude Lanzmann / Gallimard
(2) Évangile selon Philippe / Écrits gnostiques / La bibliothèque de Nag Hammadi / Bibliothèque de la Pléiade / Gallimard

mercredi 20 mai 2009

L'Offensive de l'Immobilité


Photo : Stephen Szurlej/Getty Images

Petit exercice salutaire : amusez-vous à lire ce qui s'écrit, à écouter ce qui se dit, à regarder ce qui se montre du tennis aujourd'hui et puis d'un geste qui retourne l'espace, ouvrez n'importe où ce petit livre. Lisez, écoutez et voyez :

" Sentimentaux s'abstenir. On ne peut pas dire de lui je me souviens. Encore moins je le revois. Car il est . S'il faut une note ce sera celle-ci : un la, accentué harmoniquement. C'est-à-dire qu'il n'est pas seulement ici, ailleurs, ici ou ailleurs. Chaque point de l'espace (le court, la scène) est à comprendre comme une de ses extensions dans le temps. Il est dans un détail de lui-même : sa tignasse, complice de sa révolte ; son bandeau rouge vif, comme si le sang lui montait au front. Il est dans cet instantané, tendu apathiquement sur ses hanches creuses, sous la chaise de l'arbitre, refusant de retourner à sa place, cheval s'immobilisant au milieu d'un manège : il semble refuser un tour de piste supplémentaire, sent que quelque chose ne va pas, ne va plus. L'immobilité voici son offensive ! " (1)



Aficionados s'abstenir. On ne peut pas dire de lui je l'ai vu. Encore moins j'y étais lorsque... Le je me souviens n'est pas de saison, ni de raison. Il s'agit d'une toute autre histoire, d'une toute autre réalité de la permanence du Temps. Point de fragilité apparente, point d'absence vécue comme une science par quelques héros dont les noms tiennent sur un grain de riz. Sa présence est une énigme, aussi troublante dirions-nous que peuvent l'être les colonnes d'un temple grec, même force d'appui, même élévation qui se voit, mais aussi, même lassitude lorsque tout se dérobe, même inconstance portée à son firmament par un art armé du détachement, mais aussi même savoir du geste de la geste profonde, pieds oubliés dans l'absolue immobilité, lenteur de l'enveloppement du développement de l'étoffe dont se drape l'animal sauvage. (2)

" Contre lui, l'adversaire, la foule, le public, la meute, l'humain suffrage. Messe basse de masses bistres. Pour lui l'effarant fourré de gestes euphoriques. Les beautés terrestres de l'audace. Précision, théâtralité, solitude. Solitude en pleine lumière. A croire que du court il n'a cure. D'où vient ce grand tollé des consciences, en réaction ? Ces avertissements, pénalités, procès-verbaux ? (Oui : c'est bien le langage qui est visé.) Enfin, qu'est-il arrivé ? Qu'est-il donc arrivé ? (1)

Contre lui, les bourgeois avides, les apothicaires de faenas, les comptables vengeurs, les voyous incultes, le public, les mauvais payeurs, la masse assise. Pour lui la nécessité chevaleresque, l'art de la dague, la distinction de l'art de la guerre. Précision du tailleur de pierres précieuses, goût immodéré de la lenteur et de l'immobilité, solitude terrible. Il s'enferme seul face à six taureaux et les colonnes de ce temple éclatant s'effondrent, il ne reste du mouvement que celui de sa tête qui se penche sur son épaule, qui roule sur son large coup, qui cherche une autre diagonale, en vain semble-t-il, et la poussière qui l'ensevelit. La condamnation est terrible. Il l'entend, et se retire dans le silence de la Marisma saisi au corps et au coeur par le doute profond qui fonde les pensées ondulantes. (2)

à suivre

Philippe Chauché


(1) Le scandale McEnroe / Thomas A. Ravier / L'Infini / Gallimard
(2) à propos de Morante de la Puebla.

dimanche 10 mai 2009

Le Regard du Temps




C'est ainsi certains regards sidèrent le Temps, certains mouvements de corps libres le délivrent, certains élévations du verbe le nourrissent, certains effusions de peau l'illuminent, certaines absences en vérifient la force et la grâce.

" La nuit où la jeune biche me dévoilait
L'astre brûlant de ses pommettes
Et le fauve rubis des cheveux qui voilait
Sa tempe de cristal perlé de gouttelettes
- Tout le tableau de sa beauté... -
Elle était ce soleil qui pendant sa montée
Rougissait les nuées, quand va poindre l'aurore,
De ses flammes et de ses ors. " (1)

Cet écritoire prend le large quelques temps, et livre le blanc de ses pages aux floraisons inconnues des arbres lointains et à la sérénité du silence des pierres du Temps accompli.

à suivre

Philippe Chauché

(1)Juda Hallévi / Poèmes d'amour de l'Andalousie à la Mer Rouge / traduct. Masha Itzhaki - Michel Garel / Somogy / Point

vendredi 8 mai 2009

mercredi 6 mai 2009

L'Air du Temps (2)



" La bouche de la biche est comme de la glace :
Elle a chauffé mon coeur et me l'a brûlé bien !
Sa joue est une rose et, autour de la face,
Ses longs cheveux bouclés lui sont ange gardien. " (1)


Il se disait que le bleu saisissant du ciel s'accordait merveilleusement à ses mouvements, elle dansait et personne ne s'en rendait compte, elle dansait dans les éclats de la rue des Martinets, et les Vierges séduites s'accordaient à l'air du Temps.

Son corps en disait plus de la liberté du verbe, que les mots qu'il pouvait lire ici ou là, ces bavardages qui rassuraient les humanoïdes. Son corps dessinait une géographie réelle du Temps libéré, loin, si loin de la servitude volontaire générale qui brouillait les cartes de la vie.

" Lire les mots. Me les mettre en bouche. Les agiter sur mes papilles comme on goûte un cru. Les frotter à l'intérieur de mes joues pour en percevoir toutes les saveurs. Les arômes. Simples. Précis. Complexes. " (2)

Souvent elle parlait comme elle dansait, souvent ses lèvres dessinaient la même courbe que celle de ses jambes, souvent elle s'installait dans le silence comme un corps qui s'envole, oiseau de vie suspendu au Temps devenu.

à suivre

Philippe Chauché


(1) Moise Ibn Ezra / Poésie amoureuse hébraïque / Poèmes d'amour de l'Andalousie à la Mer Rouge / traduct. Masha Itzhaki - Michel Garel / Somogy - Points
(2) Hélène Duffau / Combat / L'Infini / Gallimard

dimanche 3 mai 2009

La Chine Toujours (5)




Le coeur du Temps n'effraie que celui qui craint la mort.
L'embrasement du Temps dénoue le corps.
Le silence du Temps délivre le verbe et foudroie la mort.

à suivre

Philippe Chauché

samedi 2 mai 2009

L'Eruption



" L'aoriste définit la minute qui pour rien au monde ne pourrait être affranchie de l'ordre du temps.
L'aoriste définit la goutte sexuelle blanche projetée. Imprévisiblement projetée à l'intérieur de sa rétention ou de son attente, dans la nuit.
Fons temporis. Fontaine du temps.
L'aoriste définit l'éruption volcanique. L'illumination est la relation éruptive elle-même, désynchronisant les gestes des animaux dans la course, le visage de la terre dans les saisons, la voûte céleste dans ses astres, le milieu de l'espace dans la nuit. " (1)

L'éruption fige le temps et le mouvement.
L'acte sexuel est une illumination lorsque frappe l'éruption.

L'éruption transforme le regard.
L'acte sexuel est un regard illuminé.

Elle écrit, se souvient, et comme un peintre porte sa plume aux lèvres.
Le silence lui convient, alors elle dessine et écrit sa vie.
Ses amants ne se doutent pas l'éruption les figera dans leurs certitudes.


Les corps en disent plus sur le Temps que les mots.



" Visages qui persistez dans le regard où que nous soyons et quoi que nous voyions.
Il se trouve toujours que le début de l'amour est image.
Visible obsédant.
Visible non seulement diurne mais involontaire (fantasme) et non seulement involontaire mais nocturne (onirique). Il y a un conte arabe dans lequel le héros, alors qu'il est en train de tomber brusquement amoureux, regardant intensément le visage de celle qu'il va aimer, se dit curieusement à lui-même : " Perception, deviens image. Image, rapetisse-toi. Image, va ton chemin sous mes paupières. Image, entre dans le sang de mon coeur. " (2)

Le visage de l'amour se fige dans l'illumination.
Le corps de l'amour se dédouble dans le regard que fige l'éruption.
Les éclats du visage de l'amour donnent à voir le Paradis.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Chapitre LII / Sur le jadis / Pascal Quignard / Grasset
(2) Chapitre XLI / d°

vendredi 1 mai 2009

Le Pas et l'Allure



" Hsing tao shui ch'iung ch'u
Tso k'an yün ch'i shih "

Wang Wei / Mon refuge au pied du Mont Chung-nan

" Marcher - jusqu'au lieu - où l'eau prend sa source
S'asseoir - attendre le moment - où naissent les nuages. " (1)

" Marcher jusqu'au point où l'eau prend sa source,
Et attendre, assis, la naissance des nuages. "
( traduct. François Cheng )

" Marcher jusqu'au lieu où la source coule
S'asseoir, et attendre que se créent les nuages. "

( traduct. Philippe Sollers )

Silence de la marche
Mouvement de l'eau
J'écoute.

Éblouissement du vide
Excellence de l'être
Je marche.

Éclats des nuages
Blancs ce soir
Je m'endors.

Tout est affaire de silence, de contemplation silencieuse, d'art de s'accorder au Temps contre les horreurs nihilistes, toujours au travail aujourd'hui, et peut-être plus que jamais. Lisons :

" Quel rapport de secrète correspondance la retraite de Wang Wei soutient-elle avec le refuge de Martin Heidegger à Todtnauberg ? Qu'y aurait-il donc encore d' "oriental" ou d'"asiatique" dans la solitude comtemplative du chalet de Todtnauberg ? - Ces questions pourraient bien ne pas relever de quelque science très-suspecte, de l'ordre des us et pratiques des seuls géomanciens. Elles demandent seulement la plus haute attention portée aux exigences extrêmes qui définissent le site, le temps et le lieu précaire, de la poésie et de la pensée. - Si Wang Wei connut, semble-t-il, les honneurs et les disgrâces, puis cette longue retraite du Sage en une province reculée, loin des affaires et des aléas de la Cour impériale et des mouvements de l'histoire -, cette retraite lui fut, autant qu'on le sache, paisible et sereine, dans sa villa de Wang-ch'uan, au pied du Mont Chung-nan... Tout autre fut la retraite que rechercha Martin Heidegger, dans son refuge de Todtnauberg, au pire d'une époque troublée de l'histoire de l'Europe ( mais aussi bien, dans l'"après-guerre", d'une période d'apparente "prospérité", étayée sur fond de "guerre froide" et d'"Âge atomique" ), afin d'y trouver la ressource aventureuse d'un effort de penser sans pareil, à contre-pente de l'"Époque", et dont nous n'avons probablement pas encore commencé à évaluer l'ampleur et les enjeux. Ce à quoi il s'y trouva devoir tenir tête, ce qu'il dut entreprendre d'envisager sans ciller dans son travail de solitaire, dans la petite cellule d'ascète du chalet de Todtnauberg, il nous en a été consigné quelque chose dans le livre de bord poétique qu'il y rédigea sous le titre ( qui est aussi l'indication d'un pas et d'une allure ) d'" A l'expérience de la pensée ". Mais c'est au long d'une oeuvre immense - " en maints tomes ", comme l'a dit Mallarmé de son propre " Livre " rêvé ( peut-être écrit, à qui sait lire ) -, tout au long d'un enseignement poursuivi envers et contre tout, d'un travail de penser obstinément mené, contre vents et marées, et consigné, jusqu'au plus fort du déferlement du "nihilisme européen", en maints "Traités impubliés" -, qu'il en est proprement fait acte, et qu'il devrait aussi lui en être, enfin, donné acte. " (2)

à suivre

Philippe Chauché


(1) Je dois cette découverte fulgurante à Gérard Guest, admirable passeur de l'oeuvre de Martin Heidegger, et à sa contribution au n° 95 de la revue l'Infini ( Eté 2006 ) : Heidegger : Le danger de l'être.
(2) " Au point immobile où tournoie le monde " ( Ouverture : à la chinoise... ) Gérard Guest / L'Infini / n° 95 / Gallimard