vendredi 5 juin 2009
Le Mouvement du Temps (3)
" Regarde toute chose sous l'aspect du moment.
Laisse aller ton moi au gré du moment.
Pense dans le moment. Toute pensée qui dure est contradiction.
Aime le moment. Tout amour qui dure est haine.
Sois sincère avec le moment. Toute sincérité qui dure est mensonge. " (1)
Ces phrases tournaient autour de moi lorsque je l'ai vu franchir la porte de notre café, je me suis dis, je le reconnais et pourtant il paraît autre ce soir, la démarche, les dix pas qui nous séparent, le regard, si lointain alors qu'il s'approche, je me suis dis, je le reconnais et ce n'est plus lui, lorsqu'il s'est assis à notre table. Je suis bien heureux de vous voir, m'a-t-il dit, on allumant une cigarette, heureux de vous retrouver dans ce café qui est dans la permanence du Temps, a-t-il ajouté, tout en invitant de la main l'un des garçons du café à nous apporter deux coupes de champagne, je suis heureux et radicalement autre, vous le voyez, mais sachez cher ami, cette radicalité est plus profonde que celle qui apparaît dans ma démarche, et dans mon regard, elle se fonde sur des certitudes retrouvées, certitudes a-t-il dit, d'une rupture décidée, d'une fracture, j'ai, lors de mes absences répétées à ces rendez-vous rituels, " traversé la rivière, et découvert cette clairière entourée d'arbres où naît une autre plénitude ", abandonné mes peintres, gardé de ces écrivains les plus libres qui ont souvent accompagné nos rencontres, quelques traces, tenez cher ami, j'ai là, le dernier opus d'une femme libre, un écrivain libre et non une " écrivaine " comme le notent nos modernes " critiques " littéraires, qui balbutient leurs fades pensées ici ou là. Mais lisons c'est plus important, cher ami, il se saisit alors d'un livre qu'il tire de son cartable de cuir noir :
" Couleur des faux-semblants par excellence, le noir appartient à la catégorie du " neutre " tout en la falsifiant. Discret mais sans fadeur, il permet précisément à la neutralité de s'emblématiser en oxymores : discrétion piquante, sobriété éclatante, splendeur de l'austérité. " (2)
Mais aussi : " Or, contrairement à un préjugé courant, les mots ne servent pas à décrire la réalité mais à créer du réel. Ce sont eux qui confèrent l'être aux choses. Ils ne sont pas un miroir du monde mais un chaudron magique d'où ce dernier peut toujours surgir, à l'instar de l'" opéra fabuleux " issu de l'" alchimie du verbe " dont parle Rimbaud. " (2)
Ou encore plus loin : " Swift : monosyllabe dont les trois premières lettres commencent phonétiquement par sourire avant de mimer, en leurs occlusives, le sifflement tranchant d'un rasoir - l'onomatopée d'un scalp. " (2)
Et : " Trouver un style, une forme : deux quêtes qui n'en font qu'une. Il s'agit d'un jeu où qui cherche, trouve. D'une opération de la pensée ressemblant au jaillissement du glaive hors de son fourreau. " Celui qui ne sait pas ajouter sa volonté à sa force n'a point de force ", écrit-il. Et aussi " Un homme dépourvu de caractère n'est pas un homme, mais une chose. " (2)
Voyez-vous cher ami, j'ai dans ces pages là, qu'elles se consacrent à Chamfort, à Sterne, au noir, au verbe, au porte-jarretelles, au Bernin, - admirable, foudroyant sculpteur - à Sade, à Swift, à Lamarche-Vadel, - saisissement de sa clairvoyance - ou à Pound, été saisi par ce style d'éblouissement qui traverse le temps, classique d'aujourd'hui pourrais-je dire, qui me pousse à vous dire que l'on écrit encore, contrairement au discours dominant, en malmenant le siècle et en s'ouvrant sur le mouvement du Temps, ce qui est pour moi la permanence de la littérature, loin de tous les étouffoirs voulus et subis. Je ne sais rien de cet écrivain, et ne veux rien en savoir, me comble son style, cette désertion admirable, ce scissionnisme net. Il a refermé le livre qu'il a glissé dans le cartable, allumé une nouvelle cigarette et terminé sa coupe, tout cela, je le crains n'en dit guère de mon état, cher ami, a-t-il ajouté, mais vous comprendrez que ni le lieu, ni l'heure, ni l'endroit n'est propre à quelques trivialités, je vous confirme seulement que je poursuis ici et là mes opérations clandestines, je vends, j'achète ce que les humanoïdes capricieux nomment de l'art, et ainsi rassure mon banquier et mes créanciers, j'ai déserté le terrain de la guerre amoureuse, mais cela n'a, vous le comprendrez que peu d'importance. Je l'ai regardé quitter notre café, avec la lenteur vive d'un peintre, traverser le boulevard et se glisser dans un taxi qui semblait l'attendre. J'ai de mémoire noté sur mon écritoire de poche, le nom de cet écrivain dont il venait de lire quelques lignes, commandé une nouvelle coupe de champagne et fermé les yeux. Le mouvement du Temps s'était à nouveau enclenché. Musique.
à suivre
Philippe Chauché
(1)Le livre de Monelle / Marcel Schwob / Allia
(2)Sans entraves et sans temps morts / Cécile Guilbert / Gallimard
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