Célébrité - relative - oblige, le roman est en bien bonne place chez mes charmants libraires. C'est son titre qui l'attire. Mes Cendriers. C'est un peu, se dit-il, comme s'il était écrit sur le jaune bambou de la collection : Mes Amants - épuisant -, Mes Aventures - faut voir -, Mes Jouissances - aucun succès avec un tel titre, s'amuse-t-il à penser -, Mes Pleurs - très porteur, vérifiez -, ou encore, Mes Douleurs, Mes Trahisons - amusant -, Mes Certitudes - cherchez le coupable -, Mes Doutes, Mes Livres - à partager amoureusement -, Mes Nuits Blanches, Mes Saveurs - un sourire -, Mes Souvenirs, Mes... c'est ajoute-t-il, le pluriel qui change tout !
C'est son titre, et son auteur qui l'ont attiré : Florence Delay.
Il est ainsi souvent attiré par un mot, un nom. Le mouvement d'un mot écrit ou prononcé, un mot, un nom, offerts comme un baiser. Un baiser donné comme un mot, un nom où il pose sa main, comme un bouquet de pivoines.
L'éclosion d'un mot : éclat de jouissance fleurissant.
Le silence d'un nom : livre ouvert où il se glisse.
Il se souvient, l'avoir croisé trois ou quatre fois, sur la colline qui domine la ville aux deux rivières, autour du quinze août, lorsque l'haizegoa soulève les capes et les jupes. Il se souvient de son regard net et coupant, de son élégance, de sa légèreté, de son sourire de blondeur, de ce qu'il imagine de ses certitudes raisonnables, de ses passions ibériques. Il se souvient d'une belle personne - à employer avec modération- que le Temps accompagnait de ses baisers et que les taureaux saluaient lorsqu'ils s'aventuraient loin du campo.
Il se souvient du silence saluant une trinchera de Manzanares. Etait-elle là ? D'une naturelle de Joselito allumant mille étoiles dans le bleu du ciel. Etait-elle là ?
Mes Cendriers, où, se dit-il, il dépose les cendres de cigarettes que l'on voudrait me faire définitivement abandonner.
Éclats volatiles d'instants gracieux. Fumer, ajoute-t-il, relève parfois de la grâce, de l'embrasement du Temps. Je ne fume pas pour oublier, note-t-il, mais pour conserver l'instant soyeux, les cendres délicates en sont la trace.
Mes Cendriers, conservés, oubliés, brisés, offerts, cachés, dérobés. Ils possèdent la mémoire d'escapades et d'horizons toujours nouveaux.
Mes Cendriers, il ouvre le livre à l'ombre de son olivier vivace qui éclaire de son vert léger la face nord du Palais des Papes :
" Qui suis-je ? La propriétaire apparemment. La détentrice de petites réceptacles. Celle qui produit le contenu. La productrice de cendres. Hier encore, je n'aurais pas affiché aussi impudemment mes biens. Mais tout change, les frontières, les choses, moi incluse, avec une telle rapidité. " (1)
Cet objet, note-t-il, n'est à aucun autre comparable, il témoigne du Temps réel, du mouvement d'une main qui s'en approche, de doigts qui se croisent, d'un regard qui le fixe, et du feux qui parfois, lorsqu'une cigarette s'avère mal éteinte, y couve. Il est ce Temps réel du chapardage de ces objets dans quelques escapades hôtelières.
Il poursuit sa lecture dans la douceur du tabac blond américain :
" La main, le briquet, la flamme, la fumée, la cendre. Il y a quelque chose de divin dans cette répétition générale. " (1)
" Pas facile de dire le charme d'une petite poterie marocaine, arrondie comme les hanches d'une femme des Mille et Une Nuits dans sa jupe aux couleurs vives, surmontée d'une ceinture qu'on détache pour vider les cendres. " (1)
" Un carré rose andalou fabriqué à Séville fut, dans les années quatre-vingt, garçon de compagnie d'un roman intitulé Riche et légère. " (1)
" Celle qui parle a vu s'éteindre un cigare d'Ernest Hemingway dans les arènes de Bayonne lors d'un mano a mano entre Luis Miguel Dominguin et Antonio Ordonez, l'été dangereux où l'Américain suivait leur rivalité à la trace. Oui. Oui, Ava Gardner était là. C'est dans les mêmes arènes qu'il lui fut donné d'établir une relation entre les meilleures places, barreras, contre barreras, et le cigare que fument plus particulièrement les Espagnols. Leur fumée monte vers ceux qui sont assis plus haut. Personne ne proteste. " (1)
Il poursuit, que de cigarettes fumées dans les arènes du sud océan, et de son rival des garrigues, à Séville, Madrid, que sais-je encore, ajoute-t-il, que de cigarettes prolongeant le regard de douceur porté à une femme d'exception qui fumait avec une rare dictinction.
Il allume une cigarette. Un cendrier jaune et bleu dérobé il y a un siècle dans un hôtel de Madrid posé sur son bureau lui donne la direction du sud. La fumée se noue entre ses doigts et s'élève dans le trouble du Temps. Il ne lui offrira pas de cendrier, mais quelques phrases qui s'enroulent comme le velouté d'un baiser.
à suivre
Philippe Chauché
(1) Mes Cendriers / Florence Delay / Gallimard
vendredi 19 mars 2010
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