jeudi 24 février 2011

L'Arc et la Flèche (4)



" La Femme au chapeau nous arrête tout d'abord par sa date, 1905, et le scandale auquel elle donne lieu. Mais il y a bien d'autres raisons pour qu'elle retienne notre attention. Si Matisse écrit en 1908 : " Ce qui m'intéresse le plus ce n'est ni la nature morte, ni le paysage, c'est la figure, c'est elle qui me permet le mieux d'exprimer le sentiment pour ainsi dire religieux que je possède de la vie ", on peut dire que cette prédilection pour la figure s'affirme d'une façon nettement accentuée à partir de 1905. A partir de cette date, la figure se marque quantitativement et qualitativement avec insistance dans le travail du peintre. Enfin, cette Femme au chapeau, qui témoigne de l'abandon décisif du pointillisme et de la méthode néo-impressionniste, est un portrait de la femme du peintre. Certes, Mme Matisse a déjà servi de modèle à son mari, et elle figurera à nouveau dans de nombreuses toiles ; il n'est pourtant pas sans importance que la toile décisive pour le " fauvisme " soit cette peinture. Qu'on voie plutôt comment Matisse définit son intérêt pour l'étude de ce qui le passionne le plus, l'étude de la figure ou du portrait : " La révélation de la vie dans l'étude du portrait m'est venue en pensant à ma mère. Dans un bureau de poste de Picardie, j'attendais une communication téléphonique. Pour passer le temps, je pris une formule graphique qui traînait sur la table et traçai à la plume une tête de femme. Je dessinais sans y penser, ma plume allant à sa volonté, et je fus surpris de reconnaître le visage de ma mère avec toutes ses finesses. Ma mère avait un visage aux traits généreux...
Cette confidence, publiée par le peintre en 1954, est analytiquement trop chargée pour qu'on ne s'y arrête pas au moment où Matisse, avec la Femme au chapeau, s'écarte définitivement de la traditionnelle histoire de la peinture, telle qu'il l'a jusqu'alors étudié. Cette confidence est de toute façon à rapprocher de ce que, dès 1908, il écrit de la figure : " C'est la figure qui me permet le mieux d'exprimer le sentiment pour ainsi dire religieux que j'ai de la vie. " (1)




Figure, chère figure ! Pourrions-nous dire avec Matisse, et d'inviter les peintres d'aujourd'hui à s'y pencher sur les " figures " de Matisse et à leur tour à s'interroger sur " le sentiment pour ainsi dire religieux " qu'ils ont " de la vie ". De tels propos vont paraître pour le moins scandaleux, pense-t-il, car le scandale est là, ou justement on ne croit pas le voir. De même qu'il serait amusant d'inviter les peintres d'aujourd'hui à nous dire où ils en sont avec le portrait, le trait, le visage, les yeux, les rondeurs et les éclats d'une figure. Question sûrement sans fin, et qui dans la plupart des cas restera sans réponse. Mais il est des silences, ajoute-t-il, qui vérifient la déperdition du trait et la destruction de la figure, ce qui semble arranger tout le monde !




Figure, admirable figure ! Le peintre sait ce qu'il vit lorsqu'il dessine et peint, le peintre sait où en est avec la vie, et ce fameux sentiment religieux, ce n'est pas un hasard si l'écrivain poète fidèle à Venise le reste à Matisse, c'est que l'on appelle une concordance des Temps, et à bien savoir l'aimer la peinture n'est pas autre chose qu'une concordance des Temps et des Traits.

" La vérité supérieure, la perfection de ces états intérieurs, par opposition à l'intelligibilité lacunaire de la réalité diurne, la profonde conscience que j'ai de la nature salutaire et secourable du sommeil et du rire, sont en même temps l'analogon symbolique du don des prophètes, et de manière générale de tous les arts, qui rendent la vie digne d'être vécue... et font de l'avenir un présent. " (2)

Seuls les arts vivants - Matisse, Picasso, Vivaldi, Mozart, Lautréamont, seuls les corps, seuls les mots et les silences, la figure seule. Tout le reste n'a au bout du compte aucune importance.


à suivre

Philippe Chauché

(1) Système de la peinture / Marcelin Pleynet / Point / Éditions du Seuil
(2) Chroniques vénitiennes / Marcelin Pleynet / L'Infini / Gallimard

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