vendredi 18 novembre 2011

L'Unique


José Tomás Román

" Mardi 28 mai 202. Il fait 33° à 19 heures, et plus de 80 autour de Las Ventas. José Tomás est à nouveau à l'affiche. Climat électrique... Dans le silence, José Tomás le conduit au centre sans le brusquer. La tauromachie le dit en sourdine : pour éponger l'agressivité, l'écoper, la douceur des gestes est la seule médecine. Lui le martèle dans ses déclarations lorsqu'il en faisait : dans le combat avec le toro, " la violence n'est pas la solution. Les violences s'additionnent. " Tomás prend sa muleta dans la main gauche. Ringollano défend son espace. Un toro aigre, plein d'amertume, un toro plein de chiens de garde, de fer barbelé, d'aboiements et de couteaux. Un crotale. Tomás s'incruste froidement à portée de son venin ; casse la dureté de Ringollano sur les tables de la loi de ses fémorales ; se met là où Ringollano n'a d'autres choix que celui-ci : finir par reconnaître son maître, s'ouvrir et se laisser aller, ou bien le massacrer. Légitime défense. Tomás le torée par naturelles sur ce rasoir. Sur ce fil strict, à Madrid, il veut bien être coupé en deux et s'allonger dans les faire-part. Il pétrit patiemment à petits coups subtils de poignet la rudesse de Ringollano. Il torée d'abord sans trop de lenteur, au rythme plutôt abrupt du toro. Puis il s'insinue dans sa réticence et, ce faisant, dans Las Ventas. Vingt mille paire d'yeux pointés sur cet exorcisme. Au soleil, une demi-douzaine de crétins sifflent, on ne sait trop pourquoi. A cause de l'an passé, sans doute. Tomás : ses mouvements se font plus lents. Le toro, petit à petit, accepte mieux de pénétrer dans sa muleta. Lui, de plus en plus statufié. Paradoxe de l'art du toreo où l'immobilité rend les choses fluides. Las Ventas voit bien ce travail d'érosion qui s'accomplit avec de petits mouvements de tissu, une méticulosité de joaillier. C'est long, un avis sonne, Tomás semble s'en foutre. Le scepticisme du public lui aussi avance dans la faena. Il se fissure, commence à se lézarder, à fondre, à craquer. La ferveur d'avant corrida remonte à la surface du combat comme un poisson venu du plus profond. L'attende a trouvé son objet. Madrid applaudit, puis quelque chose démarre. Les olé ! claquent, rebondissent, puis ils s'amplifient, puis ils sont hurlés à mesure que Tomás, pieds comme sciés, toujours de la gauche, prend le pouvoir, tout le pouvoir sur Ringollano, sur Las Ventas, sur son coeur, sur l'ontologique méfiance de cette foule à qui on ne fait pas, jamais. Ses naturelles, ceinture brisée, sont de plus en plus lentes, longues, profondes, libérées de quelque chose. Chacune déchire quelque chose dans chacun. Chacune sue le courage pur : " Barbare ", murmure quelqu'un, Qué barbaro ! Plus de siffleurs. Quelqu'un aura eu la bonne idée de les étouffer. Chacun se sent partie d'un tout. Ce tout casse sa voix. Ce tout n'a rien de plus important à voir au monde que ça... " (1)


photo Daniel Ochoa De Olza

Román, quel nom pour un torero ! Et pour qui sait encore voir ce qui se joue là, dans les ruedos, cela saute aux yeux ; Tomás, se joue des toros, comme un écrivain des mots et des phrases qu'il soumet à son style, à sa saveur et à son savoir, mais sans que jamais cela ne se voit, définition de l'art absolu, de l'art total, aristocrate - l'art bourgeois est son contraire, il met continûment en avant les vilaines façons qui le nourrissent, il est fait d'enflures, de tocs et de tics, revanchard et emplumé avant d'être embaumé - où l'échec est une grâce, et où l'éblouissement une évidence, Tomás, c'est tout cela et moins encore, et c'est cela qui le rend unique.

à suivre

Philippe Chauché



(1) José Tomás Román / Jacques Durand / Actes Sud / 2007

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