samedi 6 février 2016

Jean-Jacques Schuhl dans La Cause Littéraire



« …c’était la terre, la terre avec ses bruits, ses passions, ses commodités, ses fêtes ; c’était une terre riche et magnifique, pleine de promesses, qui envoyait un mystérieux parfum de rose et de musc, et d’où les musiques de la vie nous arrivaient en un amoureux murmure » (Déjà !, Charles Baudelaire).
 
Le Ghost writer est de retour. L’écrivain fantôme, qui n’écrit presque pas, dont la présence est fantomatique, glisse sous nos yeux et y dépose Obsessions, un recueil de nouvelles, que l’on peut lire comme un roman fragmenté. Dandy rêveur, témoin complice d’artistes et d’anonymes qu’il a croisés au hasard de ses escapades romanesques, Jean-Jacques Schuhl se délecte d’associations d’idées, mêle souvenirs, visions, situations, rues et villes mots qui s’ouvrent comme une boite à malices, pour faire naître ses envolées romanesques, un peu comme dans les vieux films de Raoul Ruiz – Entrée des fantômes – avec le même sérieux amusé, la même gourmandise pour raconter des histoires à faire sourire les enfants et éloigner le néogâtisme gélatineux qu’épingle le Pataphysicien Daniel Accursi.
 
« Vue du quai Voltaire, sous cet angle, là-bas la gare d’Orsay, palais de verre renfermant une lueur bleu aquatique avec au-dessus le ciel plombé, nuages noirs ici et à frangés de rose, je me suis retrouvé dans le Londres ancien, époque du Crystal Palace : ce mélange d’inquiétude et de féérie. C’est comme avec les gens, les visages, je ne peux m’empêcher, c’est parfois un détail, trois fois rien, de substituer à un lieu un autre, éloigné de préférence : le Bosphore et les Dardanelles dans un coin perdu du quinzième, ou Gethsémani, Jérimadeth, j’en oublie. Rêveur forever ! ».
 
Le Ghost writer est un oiseau de nuit, croisant ici Paloma Picasso et Helmut Berger, là Warhol et Basquiat, un peu plus loin Jim Jarmusch et Betty Boop, ou encore le Docteur Death, ce médecin légiste dont il pense un temps faire le portrait pour un magazine, Jean Eustache qui voulait recueillir à l’extrême surface de la pellicule tout ce qui ne veut rien dire, Werner Schroeter et son aristocratique solitude, une courtisane un peu déjantée, une couturière à l’amateurisme ravageur de tissus rares. Vivants ou morts, fantômes à fictions, et fictions de vivants, qui ne manquent pas un rendez-vous depuis la parution d’Ingrid Caven.
 
« Je regardais les petits bouts d’étoffe par terre, en rubans comme ceux, en papier, de mes lambeaux de manuscrits ou de bords annotés et découpés des journaux dont j’aurais pu faire des bracelets ».
 
Le Ghost writer traverse avec une certaine nonchalance les jours et les nuits parisiennes et new-yorkaises, à ses côtés Baudelaire, autre dandy rêveur et raffiné. La nouvelle La cravache pourrait lui être offerte, comme l’on offre une rose blanche à une actrice de cinéma allemand, ou à un couturier céleste. Jean-Jacques Schuhl écrit comme l’on dessine, coupe dans de la soie, comme l’on surpique et assemble ce qui va en un coup de ciseaux magiques devenir une seconde peau encore plus légère et soyeuse que la sienne.
 
« Cette image d’éphémères dessins disparaissant m’a rappelé aussitôt les empreintes accidentelles d’un pied sur la toile de Jean-Michel Basquiat. C’était deux fois, sans doute, une intervention du hasard, et deux fois une empreinte : du pied de Jim Jarmusch, de l’ongle du pouce de Michelangelo Antonioni, et que l’une demeure tandis que l’autre disparaît n’était qu’accessoire, seule comptait pour moi la marque en creux d’une chose absente. Il existe certaines empreintes de pattes d’oiseaux plus délicates que des rameaux de givre… »
 
Avec ce qu’il a vécu, avec ce qu’il a vu, entendu, le Ghost writer pourrait écrire dix, vingt, trente romans électriques, Obsessions est leur concentré chimique, persuadé, et c’est son beau principe romanesque, que les gens gagnent à être connus : ils y gagnent en mystère.
 
Philippe Chauché
 

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