« Les spectateurs pénètrent dans le ventre de la baleine, ils sont Jonas. Le verre sublime le génie du compositeur. Le rouge des parois, l’aluminium moulé, c’est l’écrin de mes songes.
Mon nom à présent peut s’effacer ».
L’état du monde selon Sisco est le roman d’un architecte, de l’art de l’architecture, de son monde, celui qu’il invente tous les jours crayons à la main, mais aussi celui de la dévastation annoncée, des résistances timides ou foudroyées. Marc Sisco est un architecte choyé, un artiste de la courbe, du verre, du béton, de l’aluminium, de la suspension, de l’espace conquis, du mouvement. Après des années de recherches, de lignes et de traces, de calculs, il se voit choisi pour construire ce qui s’annonce comme son chef-d’œuvre, le T40, le nouvel opéra de Venise, un défi à l’espace et au temps. Tout semble sourire à l’architecte romantique, il vagabonde à Paris et à Venise. Son univers : ses dessins, ses équations, son bureau, sa Ferrari, ses cigares. Tout sourit à l’éternel insoumis, sauf l’état du monde, son monde qui se fissure et celui qui l’entoure qui s’effondre.
« Que reste-t-il de notre jeunesse, de nos premiers émois, de nos rendez-vous avec le destin. Un petit village, un vieux clocher, un paysage, répond l’éternel Trenet. Oui, il reste des lieux, des lieux avec des signatures d’architectes, célèbres ou oubliés, des lieux flamboyants, des lieux vétustes, en pierre, en béton, brique, verre, mais des lieux où s’enchâssent, malgré soi, des souvenirs ».
Le roman de Sisco est alors traversé par une rupture, des échanges de coups et une garde à vue, un visage tuméfié et un abandon, cet à quoi bon qui ne dit pas son nom. Ce choc le transforme, son visage n’est plus le même, ses mots, ses attitudes, ses attentions, tout explose, il s’emploie à se faire détester. N’existe que le T40, ce rêve de T40, Venise, l’opéra, Mozart, cette illusion ? Point d’illusion, comme l’on dirait Point de lendemain*, mais le réel révélé, la mort annoncée de sa mère – Elle était là, dans son fauteuil roulant, devant la fenêtre. Je me suis approché sans faire de bruit, elle somnolait. Je l’ai embrassée sur le front, respirant son odeur, comme si c’était la dernière fois que je pouvais le faire–, son couple en fusion, sa fille perdue, sa jeune amie, ses collaborateurs, n’y peuvent mais. Il fond comme le métal de ses constructions et dérive comme un vaisseau de verre sur le Grand Canal. Tout le monde de Sisco file entre ses doigts, ses amours, ses passions, son corps, il ne reste que ses hallucinations et des « accords de tristesse ».
« J’ai éteint la lumière. La demi-sphère noire, je l’imaginais au large de Venise, la mer frappait contre elle, les notes assemblées par Mozart déclenchaient une vive émotion, le cœur s’emballait, et l’âme soudain pouvait croire de nouveau en la beauté ».
L’éternel Sisco comme le Samouraï de Melville voit sa fin venir, le dernier clap, il laisse filer sa société, le T40, sa vie, pour devenir invisible. Il a tout donné, tout inventé et personne n’a vraiment voulu le croire. Le jeu social est dévoilé. Pascal Louvrier écrit là un surprenant roman, vibrant, vif, mélancolique – Le rôle de l’architecte : être le metteur en scène de notre nostalgie future – désenchanté, nourri d’architecture et de littérature. Un roman dont le héros croise là Sollers, ici Jacques Laurent ou plus loin la crinière blanche de Roda-Gil, entraîné par ce rêve fou de construire envers et contre tout, envers et contre tous, de bâtir – cette aventure humaine incomparable –, d’être ce qui s’élève de ses dessins, de devenir ce qui va s’élancer, défiant toutes les règles humaines de la pesanteur et de la lourdeur des assis, c’est ce même défi que se lance l’écrivain.
Philippe Chauché
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