dimanche 24 avril 2016

Millot dans La Cause Littéraire

 
« On était au mois d’août, mais la chaleur était légère et la ville désertée des voitures était d’un calme divin. Lacan y semblait comme chez lui, il en connaissait tous les musées, toutes les églises, toutes les fontaines… La beauté des lieux m’enchantait, j’aimais le bruit des fontaines et celui des pas dans les rues désertes la nuit. J’étais tombée amoureuse de Rome et cet amour dura longtemps ».
 
Ce petit livre est une phantasia, une apparition, celle du psychanalyste dans la vie de celle qui à son tour va le devenir. Une fantaisie, la vie légère comme la chaleur de Rome en cet été 72, la liberté libre qui se livre en Italie, à Rome, à la Villa Médicis, sur la piazza Navona, dans la basilique Saint-Clément-du-Latran, à Venise devant les Carpaccio de l’église San Giorgio degli Schiavoni, à Paris, à Barcelone, pas à pas, la mémoire de l’écrivain dessine cette carte amoureuse et aventureuse d’un été qui n’allait jamais finir. Ce petit livre nous livre – livre à lire et à vivre – à chaque page la fantaisie d’une époque – on sourit en pensant que certains fâcheux y voient là les prémices de ce qu’ils nomment le désastre actuel –, qui allait si bien à celle du psychanalyste. Lacan sur scène, ses séminaires et conférences, qui parlait aux mursLa théâtralisation faisait partie de l’art oratoire de Lacan. La colère mimée, la rage ostentatoire en étaient les traits récurrents –, Lacan silencieux, à la concentration exceptionnelle, Lacan le bélier que rien n’arrête, et Lacan immobile. Lacan des villes et Lacan des chants.
 
« A partir de cette année 73-74, j’accompagnais Lacan de plus en plus souvent à Guitrancourt, et bientôt tous les week-ends… C’est là que Lacan travaillait à son bureau, face à la grande baie vitrée qui donnait sur le jardin. A droite de celle-ci et lui faisant écho, était suspendu un Monet, un paysage de Giverny où les nymphéas étaient comme noyés sous une cascade de feuillages ».
 
Ce petit livre ne révèle rien, il met en lumière – Monet, Courbet, Renoir – les passions de l’homme au Punch Culebras, ce petit cigare tortillé et baroque, pour les peintres, pour certains tableaux, qu’il montrait ou dissimulait, l’Origine du Monde qu’il possédait se prêtait ainsi au jeu. La vie avec Lacan est une cascade de sensations, de visions, de rencontres, d’écrits, d’éclats, d’écarts, une aventure partagée – ces années éclataient en mille fleurs d’actes et de pensées –, avec d’autres témoins qui en goûtaient la fantaisie, et souvent ne s’en privaient pas : Jacqueline Risset, François Wahl, Philippe Sollers, Jean-Jacques Schuhl, Jacques-Alain Miller, et d’autres encore, comme le plus chinois des français : François Cheng. Catherine Millot est là, elle voit ce qu’elle écrit, elle écrit ce qu’elle entend, elle vit l’instant, l’aventure ne cesse de l’étourdir, enchantement léger de l’écrivain en puissance, et frissons de la psychanalyste en devenir.
 
« Aujourd’hui, j’ai l’âge que Lacan avait quand je l’ai connu. Est-ce ce qui m’a décidée à livrer ses souvenirs ? Comme un rendez-vous à honorer, une manière de le retrouver. Et puis j’arrive à l’âge où l’on se demande combien d’huile reste encore dans la lampe, et où tout vous rappelle qu’il faut travailler tant qu’on a la lumière ».
 
Ce petit livre est un rendez-vous, jamais manqué, avec des instants de bonheur, où se nouent des histoires qui se croisent comme des nœuds borroméens, ces nœuds qui vont prendre une réelleimportance dans la pensée active de Lacan. Il les fabrique avec des « bouts de ficelle », comme des bouts de réel – qu’il coupe et raboute, et au fil du temps… les chaînes et les nœuds se faisaient toujours plus envahissants, c’est un peu comme s’il cherchait une issue à ce qui le taraudait dans la psychanalyse du côté de ce réel qu’en venaient à incarner les nœuds ce réel qui ne cesse de s’inviter dans ce petit livre, de s’écrire et donc de se vivre, et c’est toute la force et la justesse de La vie avec Lacan, un petit livre qui tient du récit, du roman, et de la phantasia : le plaisir et le temps d’écrire et de l’écrire.
 
Philippe Chauché
 

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