" C'est surtout Anna Livia que je regardais. Il y en avait deux ou trois comme elle qui lubrifiaient la circulation des vitesses. Pas du tout le genre asséchées : l'interdiction, elles la vivaient avec des lenteurs onduleuses ; le mambo agissait en catimini sur les hanches. Des italiennes, je crois, et quelques Coréennes, plus petites, tournoyantes, vrillées sur elles-mêmes dans une torsion sensuelle. Quant à Anna Livia, son corps appelait la fougue, le caprice, les désordres ardents. Un peu fille à Dionysos : bacchante heureuse, avec une espièglerie sobre, et cette douceur souveraine que j'avais vue déjà sur le pont des Arts. Je ne regardais qu'elle : le moindre détail, un frémissement de paupières, un soupir, les muscles qui vibrent, la cheville, le dessin des orteils. Puis les envols de bras, les jambes en souffle d'orage et les lèvres qui susurrent. Lorsque Anna Livia danse en solo, ses doigts se détachent de la main, la transe débute par la nuque, les os jouent en vrille, la tête roule d'une épaule à l'autre, son corps tout entier se déploie en glissière. Je repensais à la phrase de Pina Bausch : " Je voudrais que les filles volent. " Elle était exacte. Elle me rappelait celle de Rimbaud, au début de mon aventure : " Ma vie n'est pas assez pesante, elle s'envole et flotte. " (1)
Il n'en finissait pas de tourner et de retourner le livre, de l'ouvrir, de le fermer, d'y apposer des sur lignages, d'y ajouter un mot, deux parfois, de souligner une phrase, d'y coller des petits morceaux de plastique de couleur. C'est des fenêtres que je découpe dans les pages se disait-il en ne finissant pas de le malaxer, de le regarder, de l'ouvrir, de le fermer.
Il pensait parfois que les livres devaient eux aussi voler comme les filles, c'est ainsi il y a des livres qui s'envolent lorsqu'on les ouvre, des livres qui flottent, qui glissent, qui nagent à la surface de la littérature, trop légers pour couler dans les bas fond du blabla littéraire. Certains livres sont comme les nuages qui filaient sous ses yeux dans les hauteurs du ciel de la ville, cascades de blanc et de gris, soies, velours, cotons ajourés, " ça déménage dans le ciel " se disait-il, " ça danse ", " ça court, ça vole, ça dévisage l'espace en une seconde ", pour vérifier qu'il ne rêvait pas, il fermait les yeux quelques minutes, puis sans prévenir les ouvrait d'un seul battement, et tout se vérifiait, les nuages comme les pages de son livre se croisaient, se livraient, jouaient, et riaient, les nuages c'est comme les filles qui danse se disait-il, ils dansent et courent dans la joie.
" Il faut que le corps soit aussi lui-même affermi et ne soit pas relâché, ni dans l'action ni dans le repos. Car ce que l'intelligence donne au visage, le maintenant toujours harmonieux et noble, il faut pareillement l'exiger du corps entier. Mais il faut en cela se garder de toute affectation. " (2)
Que rien ne vienne troubler les mille pensées qui se posent dans ta main.
à suivre
Philippe Chauché
(1) Yannick Haenel / Cercle / Gallimard / L'Infini
(2) Marc-Aurelle / Pensées pour moi-même / traduc Mario Meunier / Flammarion / 1964
lundi 14 avril 2008
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