dimanche 8 novembre 2009
Quignard
" J'aurai passé ma vie à chercher des mots qui me faisaient défaut. Qu'est-ce qu'un littéraire ? Celui pour qui les mots défaillent, bondissent, fuient, perdent sens. Ils tremblent toujours un peu sous la forme étrange qu'ils finissent par habiter. Ils ne disent ni ne cachent : ils font signe sans repos. " (1)
L'art d'écrire pourrait être celui de convoquer des Noms qui font l'Histoire, et des histoires d'où viennent des noms. Dans ce sixième opus de " Dernier royaume ", comme dans les précédents, les Noms anciens tissent la trame sensible et le sens complexe du livre.
Le livre file au gré des vents vers le rivage de la mort, cette terre incognita que l'écrivain saisit comme on le fait d'un corps mouvant.
Lisons : " Héraklès, Admète, Dionysos, Orphée, Tirésias, Achille sont descendus aux enfers et en sont revenus. A leur retour ils racontaient ce qu'ils avaient vu. Ils racontaient comme ils pouvaient, avec des mots, les visages bouleversants qu'ils avaient rencontrés, la vieille lumière noire, toute l'ancienne tendresse. " (1)
Le livre délivre des éclats de ce rivage, avant que ne tombe la lumière noire et son tremblement, ce rivage où se joue l'Instant : " Quand il fut à mourir Henri de Lenclos fit approcher sa fille :
- Ma fille, je pense qu'il faut que vous ne vous associez que le temps. Ne devenez jamais scrupuleuse sur le nombre, l'âge, le rang, le coût, l'aspect, la circonstance - seulement sur le choix de l'objet dans le temps que vous en jouierez. " (1) mais aussi : " Il y a une scène étrange dans Pline Epistularum Lib. III 16 où une femme " essaie la mort " afin de l'offrir à son époux sans douleur. Arria l'Aînée plonge le poignard sous son sein gauche, le retire tout sanglant, le tend à son mari, ne tombe point, prend encore le temps de dire (alors qu'elle est morte ) :
- Non dolet, Paete. ( Paetus, cela ne fait pas mal. )
Arria l'Aînée n'es pas synchrone avec la mort.
Dans la mort d'Arria l'Aînée la mort n'arrive pas. " (1)
L'art d'écrire sur le temps passé qui passe, sur cette échancrure qui sépare la vie mouvante de la mort qui n'arrive pas , et qui vous saisit, est un art rare et sombre, le mouvement du livre, ressemble à celui d'une barque blanche qu'élève et abaisse en silence le mouvement de la marée de la vie. Il convient d'adopter ce même mouvement pour lire ce livre, une sorte de va et viens entre les histoires, un va et viens solitaire pour saisir tout ce qui s'y joue : " Quand on glisse sa main un instant dans la mer, on touche à tous les rivages d'un coup. De même le pied dans la mort, par laquelle on quitte le temps. " (1)
L'art d'écrire est celui du scissionniste savant, saisissant dans le mouvement des noms et des mots cette fontaine de jouvence qui mène au rivage du roman qui définitivement s'écrit contre le groupe social.
" La solitude est une expérience universelle. Cette expérience est plus ancienne que la vie sociale car toute la première vie, dans le premier royaume, a été une vie solitaire.
Saint Augustin a écrit : La vie avant de naître fut une expérience.
En Chinois Lire et Seul sont des homophones.
Seul avec le Seul.
Ouvrant un livre il ouvrait sa porte aux morts et il les accueillait. Il ne savait plus s'il était sur terre. " (1)
Retournement : en ouvrant un livre, il ouvrait sa porte aux vivants, accompagné de cette assemblée, il se savait à jamais au Paradis.
" L'intimité qui fait remonter à l'intérieur de soi le monde le plus ancien est le bien le plus rare. " (1)
Mais aussi, cette même intimité qui fait voir des mondes nouveaux est un bien unique. Elle naît dans la nuit sexuelle.
Ce livre est ce bien unique.
à suivre
Philippe Chauché
(1) La barque silencieuse / Pascal Quignard / Seuil
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