Il se souvient, il se souvient de l'avoir souvent croisé sur le parvis des arènes Marcel Dangou, en ces instants sacrés et lumineux du mois d'août où quelques femmes croisent leur coeur à la manière des toreros qui savent ce que cela veut dire, avancer la main, et offrir la jambe à la corne contraire. Une éthique et une esthétique, une manière d'être, de vivre et d'écrire en quelque sorte. Il se souvient du mouvement de l'ange, comme celui qui dans le cercle de feu temple le mouvement du Temps et ses résonances.
Il se souvient d'une étrange présence, d'une élégance profonde, d'un art d'être là, où elle doit être, comme un torero. Il se souvient de son sourire, de sa légèreté naturelle, comme la passe du même nom qui dit toujours la vérité du toreo.
La lisant comme on lit un paysage, il voit comme jamais ses Espagnes, ses saisissements, ses écrivains, ses joies, ses peines, ses traversées invisibles et vibrantes, ses embrasements et ses baisers volés.
S'il devait ici dire tout ce qu'il lui doit, il lasserait vite ses lecteurs, mais un nom lui vient à la plume comme un éclair : José Bergamín, l'écrivain solitaire de l'art de Birlibirloque :
" Le spectacle d'une course de taureaux ne vaut pas seulement par l'impression sensible que nous en recevons, si forte soit-elle. Plus cette impression sera uniquement sensible, moins elle sera intelligible, et plus il nous sera difficile, pour ne pas dire impossible, de lui attribuer une valeur morale ou esthétique. Pour savoir ce que vaut moralement ou esthétiquement le toreo, il faut avant tout le comprendre. Et comment le pourrions-nous s'il répugne à notre sensibilité, si celle-ci s'oppose obscurément à lui ? Ceux qui, sous prétexte d'une exquise sensibilité, se refusent à comprendre cet art pourront se vanter de tout ce qu'ils se voudront, de tout absolument, sauf d'intelligence. Ils pourront se targuer d'une sensibilité instinctive, primitive, rudimentaire, toute de réflexes comme celle de l'animal, sans que ces réflexes psychopathiques révèlent pour autant une sensibilité délicate. " (1)
" Magiques ai-je fait les arts, en volant ", nous confie Lope de Vega dans un vers merveilleux. Arts magiques du vol : le chant, la danse, les courses de taureaux espagnoles, comme la part d'improvisation sur la guitare qui accompagne le chant profond, tels sont les arts magiques qui s'envolent sans laisser de trace ni de trait signalant une route pour qu'elle se répète : arts purement analphabètes. Voilà pourquoi c'est tout particulièrement en Espagne qu'il y eut et qu'il y a encore le flamenco, danse gitane qui est morisque ou simplement andalouse ; le chant profond, tout aussi impossible à transcrire musicalement que l'accord arpégé de le guitare qui l'inspire ou le freine ; les courses de taureaux, où la vive improvisation du toreo, signalée par des traits de raison fort précis, transcende et dépasse à chaque instant de son être - qui est de paraître vain - la définition ou figuration rationnelle qui apparemment le fonde : sa propre évidence ou révélation lumineuse encore rehaussée, cruellement, par l'obscure présence invisible de la mort, impétueuse comme le taureau, qui la rend possible, la soutient et paradoxalement l'affirme sous le masque de sa négation. La danse et le chant andalous semblent s'unir dans la figure lumineuse et obscure du torero et du taureau ; de la raison et de la passion ; de la vérité et de la vie ; pour, en définitive, jouer le tout à pile ou face, le tout pour le tout. " (2)
La lisant, il saisit à quel point ses Espagnes rejoignent étrangement celles de l'écrivain, Lope de Vega, Lorca, Bergamin, Cervantès, Miguel Hernández, Rafael Alberti, mais aussi Zurbaran, Ramón Gómez de la Serna, Baltasar Gracián y Morales, ou encore Séville, Madrid, la concha de Saint Sébastien, la lumière de l'Adour à Bayonne, les billets d'entrée aux arènes que l'on glisse entre coeur et raison, les dérives et les courbes, Curro Romero, Manzanares, Joselito, José Tomás, les turpitudes diaboliques de Franco, les droites et le cercle, l'éclat du Vendredi Saint et le galop d'un taureau blanc à la Monumental, tout un roman :
" Il quitta Madrid sans avoir vu, revu, veillé le corps exposé dans une chapelle. Cette veillée qu'on appelle en Espagne " Corps présent ", il la fera loin de toute église dans le troisième chant, composé en vieil alexandrin plus long que le nôtre - le plus long vers de la prosodie espagnole. " (3)
" Deux types de ¡Olé! accompagnent les passes d'un torero inspiré. Le public ou le peuple distingue instinctivement la suite élégante, légère, joyeuse, de la suite lente et grave. " (3)
" Je l'ai vu pour la dernière fois à Saint Sébastien en 1983, l'été de sa mort. Je lui apportais l'exemplaire justificatif d'un roman qu'il avait inspiré et qu'il ne lirait pas. Trop tard, il ne pouvait plus lire, et je n'ai pas sorti le livre de mon sac. La paralysie gagnait. Il souffrait de cette " mort paresseuse et lente " qu'il avait par deux fois décrite, à propos de son ami, le torero Ignacio Sánchez Mejías, et de son ennemi, le général Franco. " (3)
" Chaque fois que je retourne à Madrid, pas assez souvent à mon gré, je vais revoir au Musée de l'Académie des Beaux Arts de San Fernando, cette merveilleuse Vanité d'Antonio de Pereda. Elle me conforte dans l'idée que la vie est un songe et le monde un théâtre. " (3)
à suivrePhilippe Chauché
(1) L'art de Birlibirloque / José Bergamín / traduc. Marie-Amélie Sarrailh / Le temps qu'il fait / 1982
(2) La solitude sonore du torero / José Bergamín / traduc. Florence Delay / Seuil / 1989
(3) Mon Espagne Or et Cie / Florence Delay / Hermann Littérature / 2008
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