" ... C'est le mal seul à vrai dire qui exige un effort, puisqu'il est contre la réalité, se disjoindre à ces grandes forces continues qui de toutes parts nous adoptent et nous engagent.
Et maintenant voici la dernière oraison de cette messe que mêlée déjà à la mort je célèbre par le moyen de moi-même : Mon Dieu, je Vous prie pour mon frère Rodrigue !
Mon Dieu, je Vous supplie pour mon fils Rodrigue !
Je n'ai pas d'autre enfant, ô mon Dieu, et lui sait bien qu'il n'aura pas d'autre frère.
Vous le voyez qui d'abord s'était engagé sur mes pas sous l'étendard qui porte Votre monogramme, et maintenant sans doute parce qu'il a quitté Votre noviciat il se figure qu'il Vous tourne le dos,
Son affaire à ce qu'il imagine n'étant pas d'attendre, mais de conquérir et de posséder
Ce qu'il peut, comme s'il y avait rien qui ne Vous appartint et comme s'il pouvait être ailleurs que là où Vous êtes.
Mais, Seigneur, il n'est pas si facile de Vous échapper, et s'il ne va pas à Vous par ce qu'il a de clair, qu'il y aille par ce qu'il a d'obscur ; et par ce qu'il a de direct, qu'il y aille par ce qu'il y a d'indirect ; et par ce qu'il a de simple,
Qu'il y aille par ce qu'il a en lui de nombreux, et de laborieux et d'entremêlé,
Et s'il désire le mal, que ce soit un tel mal qu'il ne soit compatible qu'avec le bien,
Et s'il désire le désordre, un tel désordre qu'il implique l'ébranlement et la fissure de ces murailles autour de lui qui lui barraient le salut,
Je dis à lui et à cette multitude avec lui qu'il implique obscurément.
Car il est de ceux-là qui ne peuvent se sauver qu'en sauvant toute cette masse qui prend leur forme derrière eux.
Et déjà Vous lui avez appris le désir, mais il ne se doute pas encore de ce que c'est que d'être désiré... "
Le Soulier de Satin - Première Journée - Scène 1 - Le Père Jésuite - extrait - Bibliothèque de La Pléiade - Gallimard - 1965Qui dira l'étrangeté d'une voix qui vous saisit, se glisse en vous, vous transforme sur l'instant ; qui dira l'étrangeté d'une écriture, sa grâce, sa vague qui vous retourne ; qui dira le doute et la terreur, l'instant qui dure un siècle, le siècle qui dure quelques minutes ?
Cette voix entendue, celle d'Anne Consigny disant Claudel chez la lumineuse Marie Richeux, Claudel l'homme à abattre, et ses ennemis sont là, mais n'essayez point de les inviter à entendre ce qui s'écrit là, n'essayez nullement de les convier à la méditation théâtrale, trop d'affaires lui collent au crane : sa soeur, sa politique, sa croyance, son style, son corps, et pourtant : vous lui avez appris le désir, mais il ne se doute pas encore de ce que c'est que d'être désiré !
à suivre
Philippe Chauché
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