jeudi 25 septembre 2008

L'Origine du Temps



" Supposons que je m'appelle Khalil-Bey. De quel nom devrais-je vous appeler ? Assurément je ne vous appellerais pas du même nom que si je m'étais appelé Jacques Lacan ! Pourquoi ? Parce que nous ne regardions pas, ni vous ni moi, le même tableau. Dans l'intervalle de quelques années, ou peut-être d'une seule année, il a été vu, ce tableau, accroché dans la galerie rococo d'un baron à Budapest, empaqueté dans la cave où un colonel nazi entreposait son butin de guerre, il a comparu devant un tribunal populaire constitué par une cellule de soldats soviétiques membres du Parti. Et vous voudriez me faire croire que tous ces gens ont vu le même tableau ! " (1)

Comment regarder ce tableau là ? D'où le regarder ? Comment en parler ? Qu'écrire sur ce tableau là ? et d'ailleurs pourquoi se mêler de cette histoire là ? Car il s'agit bien, comme jamais peut-être d'une histoire, d'une aventure, d'un roman, et quel roman !

Pour commencer, il n'est pas inutile d'avoir avec soi une boussole, le livre de Bernard Teyssèdre est cette boussole qui indique le nord et le sud de ce tableau là :

" Autrefois il fallait, afin de voir le tableau, écarter un rideau ou faire glisser un autre tableau qui servait de cache à celui-ci.
Les deux situations ne sont pas équivalentes. Dans le premier cas, ce qu'il y avait à voir derrière le rideau, c'était autre chose qu'un rideau, et par conséquent le spectateur était en droit de supposer que, le rideau écarté, il serait en présence de la chose même. Si le résultat espéré n'était pas atteint du premier coup, on n'avait qu'à recommencer. C'était comme pour la danse orientale des sept voiles : il faut enlever un voile, puis un autre, jusqu'au septième, mais en fin de compte le moment vient où le dernier voile est enlevé et où apparaît le corps désiré de la femme nue. Dans l'autre cas l'issue n'est pas aussi satisfaisante. Le second tableau qu'on peut voir à condition d'avoir écarté le premier tableau, sait-on s'il n'a pas servi de cache à un troisième tableau ? Qui sait si, quel que soit le nombre de tableaux qu'on aura écartés, tout ce qu'on a pu voir, qu'on peut voir et qu'on pourra voir n'était pas, n'est pas, ne sera pas un cache derrière lequel resterait à jamais invisible ce qu'il aurait fallu voir ? (1)

Ce tableau aujourd'hui dévoilé que montre t-il ? Un sexe de femme, le sexe de cette femme là exposé de face, ce qui semble-t-il ne doit pas l'être, ou en tout cas pas comme ça. La pornographie régnante s'en charge, elle se nourrit du gros plan, c'est même la seule chose qu'elle sait faire, pas de cache, pas d'image qui dissimulerait l'image sexuelle, pas de rideau, mais rideau sur le savoir et la saveur du sexe en question ! Et quel sexe !
Ce qui se joue dans l'Origine, ou plus précisément dans le " tableau sans nom " (1) ou encore dans " le tableau X " (1), c'est la représentation jamais ainsi montré, jamais ainsi peinte, car nous ne sommes pas là dans l'image photographique mais dans la peinture, dont dans une autre représentation, une autre vision de l'artiste, pinceau contre objectif, il n'est pas difficile de voir la différence, car le "réalisme" n'a jamais été aussi réaliste que lorsqu'il est "transformé" soumis à un autre regard, que celui du doigt, le regard du geste de la main du peintre, le geste du regard du peintre, le geste de la distance du peintre, le geste du choix de ne montrer que çà, et donc de montrer beaucoup plus à condition de savoir regarder ce qui est peint là. Le trouble, impossible dans la petite pornographie dominante. La peinture ouvre sur d'autres imaginaires, la peinture ne montre pas, ne démontre pas, elle écrit le roman de son modèle et de sa vision, elle sonde le réel et le transforme, admirable, Picasso ne dira pas autre chose quelques années plus tard.
On est là face au corps amoureux, au corps qui parle, car ce sexe là parle, de lui, de son effervescence et donc de nous, les sourds n'entendent pas, les aveugles n'y voient goûte, les procureurs s'affolent, ils n'acceptent pas cette vision là, ce qu'elle a de troublant, de visiblement révolutionnaire, que l'on détruise ce tableau, il a échappé à mille autodafés (1), cette offense faite à la représentation conventionnelle, car çà ne bouge pas, croient-ils, ils veulent du mouvement qui les excite et non de la pensée qui se déplace et englobe ce sexe là, c'est là aussi le trouble, ajoutez-y que l'on ne voit que ça, et pourtant la peinture, de ce peintre là, repense toute l'histoire de la vision du peintre, toute la question du corps peint, et non représenté, toute l'histoire aussi de notre rapport au corps, à la jouissance, dites-moi ce que vous peignez, je vous dirai comment vous jouissez ! Le pinceau joui et cela doit en déranger plus d'un.
Ce tableau impossible, ce tableau invisible que certains croient voir, ce tableau qui s'offre et que certains ne voient pas, ce tableau sans nom, ce tableau sans nom, trouble le jeu marchand, où la jouissance est une affaire de besogne et de mort. Ici c'est la vie et le verbe qui triomphent, jamais tableau ne nous en aura autant dit sur le sexe et les femmes, le sexe de cette femme, c'est Proust rendu aux libertins, c'est Sade enfin lu de près, c'est Hemingway à Pampelune, le matin j'écris, et donc je jouis, l'après midi aux arènes, les toréros ne font pas autre chose, le soir je suis dans cette permanence de l'écriture de la vie et le sexe vénitien de ma compagne me parle des vertes collines d'Afrique. Tout le reste n'est que mensonge et culpabilisation.

à suivre

Philippe Chauché





(1)Le roman de l'Origine / Bernard Teyssèdre / L'Infini / Gallimard

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