dimanche 19 avril 2009

Le Lecteur du Temps




" Silence.
Les dernières vagues atlantiques se jettent sur une pointe de rochers brun pourpre et s'y déchirent.
Un cri de mouette.
De chaque côté du promontoire, la marée gonfle et remonte des estuaires. A droite, la nuit commence à cacher les collines. A gauche, descend un soleil jaune soufre.
L'Amérique est grande, déjà. D'une grandeur anonyme, d'une immensité sidérale. Immobiles, repliés sur eux-mêmes comme un germe, ces lieux qui seront New York attendent de naître.
La lune se lève. Elle éclaire sans agrément des solitudes où il ne se passe rien depuis des millions d'années...
Silence de commencement du monde. Mer vide, sans une voile. Les voiles s'en vont plus au nord, vers l'Amérique française ou anglaise, plus au sud, vers l'Amérique suédoise ou espagnole. Jamais elles ne s'abaissent ici. " (1)

Silence.

Le lecteur du Temps se prépare à prendre la mer. Il est accompagné dans ce voyage annoncé par les envolées des Martinets gracieux. D'une fenêtre ouverte, le lecteur du Temps fixe le ciel laiteux, puis il retourne à son écritoire, large voilier amarré au ponton de soie, un oiseau invisible le salue d'un petit cri musical, il écrit, et il voit là, face à sa main ouverte, le dessin de cette ville qui ressemble à l'aventure du roman, c'est en faisant un roman de ma vie, que je peux sans frémir accueillir le divin, se dit-il, et le divin n'est pas étranger à ce mouvement qui naît des vagues qui s'élèvent du large pour éclater sur son écritoire.

Silence.

Il accompagne de la main, cette ouverture du Temps qu'il traverse, rien n'est plus élevé que cet instant, il tourne les pages des livres avec la sûreté d'un marin barrant son voilier pour sortir de la passe, le roman est cette passe qu'il faut trouver ajoute-t-il, rien de plus simple et rien de plus difficile aussi ; dans le creux de la vague, dans cette ouverture sur les profondeurs imaginaires du Temps, se dessine une autre aventure, nous sommes quelques élus à en saisir la nécessité, et les sirènes n'en sont jamais étonnées, se dit-il ; la mesure du risque se vit et se lit là sur l'instant, donc dans le Temps absolu, celui d'aujourd'hui, de demain et d'hier, même Temps qui s'enrichit de toutes les pierres précieuses du roman, c'est ce qu'il note sur son écritoire où scintillent les éclats du soleil de ce printemps qui lui réussit.

" Dissimulé par la végétation de l'allée, M.Bloom marchait environné d'anges attristés, de croix, de colonnes tronquées, de caveaux de familles, d'espérances pétrifiées en prière, les yeux au ciel, des coeurs et des mains de la vieille Irlande. Il y aurait plus de bons sens à consacrer charitablement l'argent à des vivants. Priez pour le repos de l'âme de. Réellement quelqu'un le fait-il ? On le plante là et on en est quitte. " (2)

(3)

Silence.

Il écrit pour faire jaillir la lumière, et la lumière est.
Il écrit pour faire naître un autre corps, et son corps nouveau apparaît sur son écritoire.
Il écrit pour mieux lire les romans du Temps, et ils s'invitent sur son écritoire.
Il lit pour faire jaillir le silence, et le silence résonne dans la douce lumière d'avril.
Il lit pour faire naître un autre corps sexuel, et défaire le Diable.

à suivre

Philippe Chauché


(1) New York / Paul Morand / GF Flammarion
(2) Ulysse / James Joyce / traduct. Auguste Sorel, revue par Valéry Larbaud, Stuart Gilbert et l'auteur / Gallimard
(3) Cy Twombly / Fondation Lambert Avignon

2 commentaires:

  1. Comme j'aimerais cette douce lumière de l'écritoire, cette claire naissance... Comme je vous envie.

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  2. Il suffit, Johal, d'accorder l'alchimie de sa parole et celle des mots.
    Bien à vous.
    Ph

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