lundi 16 avril 2012

Espagnes

" Les yeux des moines semblent contempler le pain. Ils sont ailleurs. Le peintre, s'il a eu le génie de mettre dans leur regard l'invisible lumière du ciel, a eu aussi celui de tout voir, de tout disposer sur la table et de travailler jusqu'au plus mince détail la collerette et les dentelles du surplis. Et il le fait avec un appétit charnel. Zurbaran amoureux des objets, Zurbaran frère de Cézanne. Les yeux au ciel, Saints de Zurbaran, à quoi pensez-vous ? Est-ce bien au ciel ? Ou à vos tristes péchés. Le ciel ne vous rendrait pas aussi tristes. Le mal est dans votre regard, de troubles sentiments vous sortent par les yeux. Celui qui vous a peints aimait les choses de la vie. Le lui reprochez-vous ? Pas de distraction dans les saints portraits du Greco. On est au-delà du péché, au-delà de la mort. Espagne, quand tu es grande, pourquoi  regardes-tu toujours du côté de la mort ? Pourquoi te mêles-tu de regarder la mort en face ?... Zurbaran couleur de cendre, toute l'Espagne est grise. " (1)


" Si celui qui doit vous peindre doit vous voir,
Et ne peut sans s'aveugler vous regarder,
Qui sera assez puissant pour votre portrait faire
Sans vous ni ses yeux blesser ?

En neige et roses j'ai voulu vous fleurir ;
Mais c'eût été honorer les roses et vous outrager ;
Deux étoiles pour les yeux j'ai voulu vous donner ;
Mais quand jamais les étoiles en ont-elles rêvé ?

J'ai connu l'impossible dans cette esquisse ;
Mais votre miroir à votre propre éclat
Assurera le succès dans son reflet.

Il pourra vous représenter sans lumière fausse,
Puisque vous êtes de vous-même, dans le miroir,
Original, peintre, pinceau et copie. " (2)


" Ma vierge m’accompagne, et ils l’ignorent. Elle est invisible. Ma fée aux cheveux de feu éclate de rire dans sa jouissance. Il ne faut jamais trop en dire, être là, sans y être vraiment, être  présent dans son corps et si loin dans ses rêves. Je suis ainsi. Rien ne peut leur arriver, rien ne peut m’arriver, rien ne peut arriver à sainte Véronique. Nous nous protégeons. Nous avons un accord secret qui nous lie à la lumière et à la chair, et c’est vérifiable ici en plein soleil, à Madrid. Vérifiable aussi dans les villes où je m’installe quelques jours, dans les rues, celle des tisserands où une fée m'accueille dans son bateau transparent, sur cette île déserte où elle lit des passages d'Augustin, douce voix que prolonge ma main  et sa jambe,  sur les plages, les pieds dans l’eau, pantalon retroussé,  livre à la main à Sanlucar, la volupté grise nous embrase. "


à suivre

Philippe Chauché

(1) La Fête d'Avril / Mario Bois / Editions BMB / 1978
(2) Sonnets amoureux / Francisco de Quevedo / traduc. Frédéric Magne / La Délirante / 1981

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