mercredi 23 juillet 2008

La Passion du Vertige


" O tu che se' di là dal fiume sacro " / " O toi qui es au-delà du fleuve sacré ", / tournant vers moi l'aigu de sa parole / qui m'avait paru si dur au plat de l'épée, / recommença-t-elle sans aucun retard. / dis-moi, dis si c'est vrai : à telle accusation, / ta confession doit être jointe. " / Era la mia virtu tanto confusa, / che la voce si mosse, e pria si spense / che da li organi suoi fosse dischiusa. / Mon âme était si confondue / que ma voix s'élança, et s'éteignit / avant d'être sortie de ses organes. / Elle attendit un peu, puis dit : " Que penses-tu ? / Réponds-moi, car les souvenirs tristes / en toi ne sont pas encore chassés par l'eau ". / Confusion et peur mélangées ensemble / me peignirent un tel "oui" hors de la bouche / qu'il aurait fallu les yeux pour l'entendre. / Comme l'arbalète trop tendue / rompt la corde et l'arc, quand part le coup, / et sa flèche touche au but avec moins d'alan, / ainsi j'éclatai sous cette lourde charge, / répandant au-dehors larmes et soupirs, / et ma voix s'affaiblit au passage. / Ond' ella a me : " Per entro i mie' disiri, / che ti menavano ad amar lo bene / di là dal qual non è a che s'aspiri, / quai fossi attraversati o quai catene / trovasti, per che del passare innanzi / dovessiti cosi spogliar la spene ? / Et quels agréments, ou quels avantages / se sont montrés au front des autres biens / pour que tu aies dû les courtiser ainsi ? " (1)

C'est la passion du vertige de la langue, cette musique qui naît sur l'instant et se prolonge longtemps dans la nuit froide, ils s'avancent dans la lumière.


Elle, rayonnante, colorant de sa voix inouïe les chants écrits sur la pierre des murs du Palais, elle si douce, si sévère, si secrète, si aimable, si troublante, si dérangeante. Elle, qui plonge sa langue dans la pierre et le lierre pour nous dire ces chants là. Elle, dont la voix pousse de la terre pour nourir les galaxies fameuses et faire éclater mille branchages odorants de joie et de peau. Elle, qui déchire les phrases, les retourne comme un parchemin. Elle, éblouissement de grâce, elle, Valérie Dréville.


Lui, le moine qui embrasse la prière de Saint-Bernard à la Vierge. Lui, sagesse de la lenteur, qui laisse la phrase résonner entre chaque page du livre invisible qu'il tourne avec la lenteur d'un prieur. Lui, profondeur de la résonance, douceur du verbe, vibration intérieure qu'accompagne son regard d'alchimiste rayonnant. Lui, Michaël Lonsdale.


L'autre, souterrain, sans commune appartenance, explosions de vents intérieurs, de mistral du muscle et de l'âme. L'autre, scalpel de langue à la langue adorée. L'autre, roulements et vertige du poème, tremblement de vers qui délivre la vie de sa pesanteur appliquée. L'autre, vertige volcanique, coulée de lave verbale, aimé des dieux. L'autre, Serge Merlin.

Elle, se glisse sur la scène comme une âme en dérive, résonance sage, qui brusquement explose, voix à la céleste profondeur, miroir du livre, chuchotements, éclairs qui résonnent sur le mur de grâce. Elle attend que les vers résonnent sur sa peau, main qui s'arrondit sous la fureur des mots : Dominique Valadié.

Ecoutez dans sa langue : " Nel mezzo del cammin di nostra vita / mi ritrovai per una selva oscura, / ché la diritta via era smarrita. / Ahi quanto a dir qual era è cosa dura / esta selva selvaggia e aspra e forte / che nel pensier rinova la paura ! " (2) elle s'entend comme jamais langue italienne ne le fût dans cet espace inouie, elle s'entend et il l'accompagne dans la rigueur glacée de l'Enfer, il la conduit de la main, du regard, vigie, Virgile, qui guide chaque mot. Vigie, qui les entraîne dans la nuit étrange et sombre. Il passe de l'une à l'autre, de celle de Dante à celle de Molière. Comme jamais, la parole fait des miracles. Ange protecteur : Serge Maggiani.

C'est un danseur, un torero du mot, pieds rivés à la cour sacrée, corps épousant chaque mouvement invisible de la pierre, résonnance étrange de mots divins de cette comédie des dieux. La saveur de son savoir est troublante, sa voix s'envole de la terre sacrée vers les étoiles qui veillent à son bonheur : Redjep Mitrovitsa.

Ils furent admirables et dignes d'être vus et entendus. Des mots, des mots, des mots, comme un signe du Paradis. Merci. ( 3 )

à suivre

Philippe Chauché

(1) Chant XXXI / Purgatoire / La Divine Comédie / Dante / traduct. Jacqueline Risset / GF Flammarion

(2) Chant I / L'Enfer / La Divine Comédie / Dante / traduct. Jacqueline Risset / GF Flammarion

(3) La Divine Comédie / Extraits / Cour d'Honneur du Palais des Papes / Festival d'Avignon 2008 / France Culture

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