samedi 29 novembre 2008

Effacements

Rien finalement ne m'oblige à continuer, rien voyez-vous, sauf peut-être ces esquisses colorées que m'offrent ces fées qui réjouissent mon être, finalement je me contente de les savoir là, à quelques centimètres de ma tour d'observation, le reste vous en conviendrez relève d'un théâtre des apparences, même si en matière de théâtre des apparences, vous le savez, je ne manque pas de savoir faire, enfin c'est ce que l'on dit depuis un siècle ou deux. Je le regardais, et l'écoutais, dans le silence complice de notre café flamboyant, il avait, je l'avais tout de suite remarqué fort mauvaise mine, il poursuivait, fixant de son regard aux yeux lavés, la rue qui se vidait de ses passants pressés, étonnés, perdus, amoureux, silencieux, agités, pendus à leurs téléphones cellulaires ou aux jeans de leurs femmes, il reprit. Si je continue finalement, cela tient, cher ami à peu de choses, un regard enflammé qui incendie ma peau, une musique italienne, un livre ouvert par hasard, qui me saute au coeur, tenez, j'ai pour vous ces éclats qui m'ont ces derniers jours ouverts d'autres continents qui me poussent à penser, qu'il faut continuer, même si l'envie profonde s'est détachée de moi :

" La pensée de la Ferminita est la plus belle pensée qu'on puisse avoir. Et ensuite, il y a le désir d'être aimé de la Ferminita. Mais la voir, ou plutôt la connaître, ou l'avoir connue, suffit à poétiser toute une existence. Des paquebots traversent l'océan Atlantique. Plus tard, quand nous serons des hommes, nous irons dans l'Amérique du Sud. Nous y verrons toutes les femmes avec ces yeux qui auront vu Fermina Marquez. Il y a un proverbe qui dit que les Liméniennes sont les plus caressantes de toutes les femmes ; et il y a aussi les romances populaires de la République Argentine, comme Vidalita, par exemple, qui sont si amoureusement désespérées ! ... " (1)

Vous comprenez bien que je n'ai aucune Ferminita dans mon entourage, mais enfin, je connais quelques aventurières qui vivent à deux pas de ma porte, je ne leur demande pas d'ailleurs de la franchir, ni vous le comprendrez de museler leurs doutes pour se glisser dans mon lit, je me contente du savoir de la saveur de les connaître, peut-être disent-elles en ce moment la même chose, heureuses de me connaître, cela n'engage à rien cher ami, mais c'est finalement rassurant. Mais continuons dans cette exploration, là vous allez l'entendre on atteint une coupe profonde, lézardée même :

" C'est à peine s'il se considère comme un habitant de cette terre, quoique, en raison de son inépuisable beauté, nullement impatient de la quitter, mais torturé par le désir impossible à satisfaire de s'y rendre invisible, d'en être un spectateur clandestin, tout à tour émerveillé et horrifié, jamais indifférent en tout cas, sinon autant se vouloir atteint de cécité - la faculté de percevoir étant pour ainsi dire la seule à le maintenir en vie, une vie qui, à force d'avoir à la défendre sur tous les fronts est devenue bien plus rarement source de jouissance paisible que de tension nerveuse, en dépit de quoi elle n'a rien perdu de son pouvoir d'attrait, et même il s'en est accru avec l'affaiblissement général de l'être, les infirmités de la vieillesse. " (2)

Voilà, les cartes sont montrés, j'en reste là pour ce soir. Je ne savais quoi répondre, je voyais depuis quelques semaines l'emprunte noire du doute et peut-être même du désespoir recouvrir ses pensées et ses gestes, il pouvait en renaître, je n'en doutais pas, mais je ne pouvais point inverser le cours de ce temps négatif qui l'envahissait. Il s'est levé, abandonnant les livres sur la table ronde du café, a fait quelques pas et s'est retourné vers moi, n'en doutez pas, ceci est une poussée de fièvre noire, je vais me retirer quelques temps dans un endroit propice à la soigner, enfin je vais essayer. Je vous souhaite une belle soirée ! Gardez-vous de tous ces mirages ai-je répondu, vous méritez mieux de vous y laisser prendre. Puis il a disparu dans la nuit.

J'ai glissé les livres dans mon cartable rouge, non loin de la table où nous nous étions comme tous les vendredis installés, elle lisait, liseuse inconnue dont j'imaginais les passions, restons-en là, il avait finalement raison, le garçon de salle déposa une coupe de champagne et d'un geste m'indiqua qu'elle m'était offerte par notre liseuse inconnue. Voilà une chose dont il se serait amusé, pensais-je, et à mon tour j'ouvrais le livre acheté sur les quais :

" La nuit est maintenant tombée. A mesure que le ciel et la mer ont noirci, les lumières de la ville se sont renforcées. Chaque colline est striée de points lumineux dispersés selon les courbes, les rampes, les escaliers, les ruelles, les maisons. Les lignes de lumières deviennent de plus en plus fines, dessinent au loin pentes et caps en d'infimes pointillés. Délicate et fragile dentelle, elle a son double exact sur l'eau de la baie. Reflets parallèles verticaux qui finissent par se confondre dans les ondulations du bord de l'eau. Certains sont très larges, comme proches, gros empâtements, un peu mous et vulgaires, d'autres au contraire filiformes, serpentins, nerveux, dansant sans cesse au grè des remous. Parfois aux toiles d'araignées des lumières se superposent les touches de lampes vertes, orange ou rouges, halos de publicités ou d'enseignes invisibles car noyées dans les replis de la ville. Et il y a des phares. Leur reflet se gonfle soudain jusqu'à ce que le faisceau vienne nous frapper de face puis il décroît, s'enfuit, accomplissant sa rotation programmée. Et au-delà de tous ces grouillements de lumières impossibles à saisir d'un seul regard, les profondeurs noires, absolument noires et vides du Pacifique. " (3)



Il était prêt à embarquer, il lui avait dit, elle n'avait pas relevé, finalement ce qui le sauvait du désespoir bien orchestrè c'était qu'il n'attachait aucune importance à tous ces évènements, il referma le livre, laissa un billet plié en deux dans sa longueur, se leva, et passant devant la liseuse inconnue déposa sur la table ronde le livre du voyageur amoureux. Elle leva les yeux, il lui sourit. Je crois qu'il serait inconvenant d'ajouter quelque chose. Je vous souhaite une bien belle soirée.

à suivre

Philippe Chauché



(1)Valéry Larbaud / Fermina Marquez / Bibliothèque Plon
(2) Louis-René des Forêts / Pas à pas jusqu'au dernier / Mercure de France
(3) Alain Jaubert / Val Paradis / Gallimard / L'Infini

1 commentaire:

  1. "Mais toi, pourquoi écris-tu donc ? -A- Je ne suis pas de ceux qui ne pensent qu'une plume mouillée à la main ; encore moins de ceux qui s'abandonnent à leurs passions quand ils sont assis sur une chaise, les yeux fixés sur le papier en face d'un encrier ouvert. Ecrire m'irrite ou me fait honte ; écrire est pour moi un besoin ; il me répugne d'en parler, même sous une forme symbolique. -B- Mais pourquoi écris-tu donc ? -A- Hélas ! mon cher, en confidence : je n'ai pas encore trouvé d'autres moyens de me débarrasser de mes pensées.-B- Et pourquoi veux-tu t'en débarrasser ? -A- Pourquoi je veux ? Est-ce que je veux ? J'y suis forcé. -B- C'est bon, c'est bon." Nietzsche extrait "le gai savoir". M.

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