lundi 10 novembre 2008

L'Amateur Aventurier (2)

Il ne savait trop où il l'avait pour la première fois croisé, peut-être dans le salon de musique de cet hôtel de la côte où il séjournait parfois lorsque le temps lui était donné de dépenser beaucoup d'argent, d'écrire un peu, et de dormir, il croisait beaucoup de femmes en ces temps, plus ou moins solitaires, plus ou moins jeunes, plus ou moins amoureuses, mais le plus souvent très riches.
Les coupes de champagnes s'échangeaient comme autant de banalités sur l'art moderne, la bourse, la décadence, le suicide, le commerce, la littérature, la musique de jazz, et les courses de chevaux, qu'il prenait un certain plaisir à suivre au bras d'une anglaise anorexique et amoureuse de Francis Scott Fitzgerald.
Il la fixa, puis revint à la lecture qui l'occupait, son regard était toujours aussi vif, se dit-il, il se souvenait de ce regard, étrange pensa-t-il comme la mémoire se dévoile petit à petit lorsque l'on tire sur le seul fil que l'on possède et qui s'avère être une sorte d'amarre du souvenir menant sans effort au paquebot aperçu. Il demanda une nouvelle coupe de champagne et pria le garçon de salle d'en poser une sur la table de la belle inconnue au regard de glace, nous verrons bien pensa-t-il, si sa mémoire va découvrir sur l'une de ses étagères le vague souvenir de mon visage, même si je dois être difficilement reconnaissable, cette pensée le fit sourire, et il porta la coupe à ses lèvres.

- Le vent se lève, l'orage approche, nous devrions passer au salon de musique cher ami, nous allons prendre froid !

- Je vais vous suivre belle amie, mais permettez que je reste encore quelques instants sur le pont, j'ai quelques comptes à régler avec l'océan !

Il se dirigea vers le pont supérieur du Paquebot, le souvenir de l'inconnue du salon le hantait depuis des jours, il alluma une cigarette et fixa la ligne fuyante du large.

"... Son projet de mettre fin à sa vie l'apaisait, même si celle-ci, après le dernier tournant qui l'attendait encore, ne devait pas changer. Comme la fermentation dans le vin, l'espoir bouillonnait en elle que la mort, l'épouvante n'étaient pas le dernier mot de la vérité. Elle n'éprouvait aucun besoin d'y réfléchir. Elle ressentait même de l'angoisse devant ce besoin auquel Ulrich cédait si volontiers, et c'était une angoisse combative. Elle sentait bien que de tout ce qu'elle saisissait avec tant de force, rien n'échappait entièrement au soupçon de n'être qu'apparence. Mais cette apparence, non moins sûrement, contenait de la réalité fluide, diluée : peut-être, pensait Agathe, une réalité non encore changée en terre. Et, dans l'un de ces instants miraculeux où le lieu qu'elle occupait semblait se dissoudre dans le vague, elle put croire que derrière elle, dans l'espace où le regard ne peut jamais pénétrer, Dieu se tenait. Cet excès l'effraya. Un espace, un vide terrifiants l'envahirent soudain, une clarté sans limites assombrit son esprit et jeta son coeur dans l'anxiété. Sa jeunesse, prompte à ces inquiétudes qu'entraîne l'inexpérience, lui murmura qu'elle était en danger de laisser s'aggraver les débuts d'un délire : elle désira revenir en arrière. Violemment, elle se représenta qu'elle ne croyait pas en Dieu. Elle ne croyait plus en lui, en effet, depuis qu'on lui avait appris à le faire, conformément à la méfiance qu'elle éprouvait généralement à l'égard de tout ce qu'on lui avait enseigné. Elle était rien moins que religieuse dans ce sens précis qui tend à une conviction surpra-terrestre ou simplement morale. Mais, épuisée et tremblante, elle dut s'avouer à nouveau, un instant après, qu'elle avait senti " Dieu " aussi nettement qu'un homme qui eût été derrière elle pour lui mettre un manteau sur les épaules. " (1)

à suivre

Philippe Chauché

(1) L'homme sans qualités / Robert Musil / traduc. Philippe Jaccoottet / Ed du Seuil

3 commentaires:

  1. Bel extrait, à Dieu. Zoé

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  2. Et la femme sans qualité?
    Ne serait-ce pas un nouvel ouvrage de sorti?
    Zoé

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  3. AH !

    Dans des temps anciens, Anouchka rêvait déjà du grand A,
    Elle l’avait entendu : « l’amour avec un grand A », seule pour se représenter « les choses de la vie », la petite fille ne savait qu’en faire. Lacan l’y aida, bien qu’elle lui rappelait…
    Ce titre emprunté à un autre : l’Assommoir. Somatisations diverses et variées l’empoisonnèrent, incantations perpétuées religieusement au couché, scepticisme, négativisme, mélancolie systématique. Cette dernière restait avec ses interrogations. Mais qu’est-ce qu’un rêve ? Rêver de quoi ? Comment rêver ? Et si c’était de qui / à qui / Jacques à dit… Sa mère, quant à elle, la bassinait avec « le prince charmant ». La miss avait beau écouter la signification du mot : rêver, mais personne ne venait lui narrer monts et merveilles. Comme l’histoire du prince charmant, monté sur son cheval blanc, l’enlevant au soleil couchant. A défaut d’une âme, elle prit les armes ravalant ses larmes. Prier ne faisait point partie de son éducation, le Père déblatérait qu’aucune terre ne l’accueillerait ; que l’espoir était vain, comme le carpe diem : futile et inutile. Un trottoir et une piqûre l’attendaient, Anouchka s’en alla vers d’autres contrées, reniant cette réalité. Puis, un beau matin d’automne, elle sentit un parfum l’enivrer, Juste Pour Goûter. Instinctivement, elle reprit son fonctionnement habituel : surtout ne pas accepter de ressentir. S’écarter, se refermer et se mourir. Mémoire olfactive active… quatre années oubliées s’enclenchèrent. Souvenirs résolument passés. Jaillissement Précipitamment Gargarisé, une image de surcroît prit le dessus : Un signe distinctif sur le biceps droit…

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