lundi 17 novembre 2008

Toujours Lui



Il est là, fidèle aux passions européennes, il est là avec cette vive envie de mots et de peaux. Lisons :

" Elles vinrent à midi, et jusqu'à une heure que nous nous mîmes à table je leur ai tenu que des discours sages et moraux avec beaucoup d'onction. J'avais du vin de la Mancia (orthographe italienne de vin de la Mancha), exquis, mais dont la force égale celle du vin de Hongrie. Ces pauvres filles n'étaient pas accoutumées à passer à table deux heures, et à ne se lever qu'après avoir éteint l'appétit. Non accoutumées aux vins parfaits, elle ne se soûlèrent pas, mais elles devinrent toutes en flammes et d'une gaieté dont elles n'avaient jamais ressenti la pareille. J'ai dit à la cousine aînée, qui pouvait avoir vingt-cinq ans, que j'allais la masquer en homme, et je l'ai vue effrayée. Donna Ignacia lui dit qu'elle était bien heureuse d'avoir ce plaisir, et la cousine cadette réfléchit que cela ne pouvait pas être un péché.
- Si c'était un péché, leur dis-je, croyez-vous que je vous le proposerais ?
Donna Ignazia qui savait le légendaire par coeur dit que la glorieuse Ste Marine ( Ste Marine vécut en garçon dans un ermitage en Bithynie, d'abord avec son père, puis ne ermite. Accusée d'être l'amant d'une fille avec qui elle avait eu affaire en qualité de clerc et qui fut trouvée enceinte, elle fut sévèrement punie. On ne la reconnut femme qu'après sa mort ) avait passé toute sa vie habillée en homme, et à cette érudition la grande cousine se rendit. J'ai alors fait le plus pompeux éloge de son esprit, et je l'ai engagée par là à me convaincre que je ne me trompais pas en lui en attribuant beaucoup.
- Venez avec moi, lui dis-je, et vous autres attendez ici, car je veux jouir de votre surprise lorsque vous la verrez paraître devant vous devenue homme.
Elle vint, faisant un effort sur elle-même, et ayant mis devant elle tout son accoutrement d'homme, je l'ai fait commencer par se déchausser, mettre de bas blancs et les souliers qui lui allaient mieux. Je me suis assis devant elle en lui disant qu'elle pécherait mortellement si elle me soupçonnerait des intentions moins qu'honnêtes, car pouvant être son père, il n'était pas possible que j'en eusse. Elle me répondit qu'elle était bonne chrétienne, mais pas une sotte. Je lui ai tiré moi-même les bas, et je lui ai mis des jarretières en lui disant que je n'aurais jamais cru qu'elle eût ni la jambe si belle, ni la peau si blanche, et elle rit. Flattée par mon éloge, elle n'osa pas s'opposer à la raison que j'ai voulu avoir de louer ses cuisses, que cependant que je n'ai pas voulu toucher, ce qui l'édifia. Le fait est qu'elles étaient belles et magnifiques. J'ai vu comme tant d'autres fois que sublata lucerna nullum discrimen inter feminas. ( quand la lampe est éteinte, toutes les femmes sont égales ). Proberbe vrai pour ce qui regarde la jouissance matérielle, mais faux, et très faux pour ce qui regarde l'amour. L'aimant de l'âme gît sur la figure ; ce peut être une forte preuve que l'homme a une âme tout à fait différente de celle des bêtes. " (1)

Et dire que notre écrivain est toujours aussi mal vu, aussi mal lu, aussi mal aimé, c'est tant mieux finalement.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Casanova / Histoire de ma vie / Volume 11 / Robert Laffont

4 commentaires:

  1. suite du commentaire de "l'art d'écrire" :
    Ce qui a été énoncé précédemment n'enlève rien et bien au contraire à sa grandeur d'âme, et vient même rajouter du sel à son extrême raffinement, à sa grande érudition, à sa riche écriture...
    Mais qui pourrait bien critiquer monsieur Monsieur Jacques Casanova De Seingalt, sinon les jaloux et les détracteurs ? M.

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  2. Se "laisser aller" à ressentir, à vibrer, à fantasmer... n'est pas l'adage d'une consommation outrancière.
    N'est ce pas dans une certaine "retenue" que le plaisir n'en est que décuplé? Ou dit autrement "à la bonne distance".
    Ainsi utiliser son imagination afin de créer ses propres scénarios, de fantasmer au delà de ce que le texte laisse entrevoir...
    Toutes autres addictions, quelques soient, assomment, étouffent, anesthésient... cet élan naturel à la jouissance, du désir au supplice d'une délivrance orgasmique des corps...
    Trivialité et bestialité de rapports bien trop pauvres, merci à la lecture d'offrir une belle consolation... quel délice. Zoé

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  3. Mais ma très chère Zoé, où avez-vous lu qu'une addiction sexuelle était synonyme de bestialité ? Cette addiction même ne serait pas une "drogue", un délice sans fantasme, sans stratégie de séduction et sans un élan naturel à la jouissance... pour ne pas vous citer. Renseignez-vous, ou mieux côtoyez un homme avec cette "pathologie" ni restrictive, ni handicapante pour le bien de l'humanité ! Mais pourquoi donc tous les maux trouvés par la psychanalyse devraient être des "maladies honteuses" et faire pour la plupart de ces êtres humains "montrés du doigt", des parias de la société ? Quel est donc ce pouvoir malsain dont ils veulent s'accaparer depuis toujours ? N'y a t'il pas des "fous" (et ce n'est pas moi qui traiterait quelqu'un de fou)heureux et qui ne sont absolument pas dangereux ? Dans son genre, Casanova était délicieusement "illuminé", mais ce terme ici même est affectueux et extrêmement respectueux de son être divinement lumineux. M.

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  4. Mais je suis d'accord M...
    Je dirai même plus, j'arrêterai de lire les passages choyés par l'auteur de cette toile, si tel n'était pas le cas.
    Ainsi la lecture m'offre une belle consolation... mais ne me permet pas de me boucher les oreilles qui elles saignent.
    Le langage évolue, certes, mais au combien il "parle", selon les générations rencontrées.
    Chansonnette : les mâles sans mal, se bonifient en vieillissant comme un bon vin... ;)
    Certes, mais ne me permettent de fonder famille... et pour ce faire, je n'oublierai jamais un auteur : A. Miller.

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