samedi 13 décembre 2008
La Lumière du Japon
Roland Barthes Paris 1974 - Photo D. Boudinet - (1)
Roland Barthes traverse la lumière du Japon, en écoute la langue inconnue, invisible, entre le Vide et le Plein, fait escale dans un jardin Zen, attentif au Bunraku, aux idéogrammes que sont les villes, à l'écriture, à la peinture, à son corps aussi. Comment traverser l'espace étranger sans y mêler son corps ?
" La masse bruissante d'une langue inconnue constitue une protection délicieuse, enveloppe l'étranger ( pour peu que le pays ne lui soit pas hostile ) d'une pellicule sonore qui arrête à ses oreilles toutes les aliénations de la langue maternelle : l'origine, régionale et sociale, de qui la parle, son degré de culture, d'intelligence, de goût, l'image à travers laquelle il se constitue comme personne et qu'il vous demande de reconnaître. Aussi, à l'étranger, quel repos ! J'y suis protégé contre la bêtise, la vulgarité, la vanité, la mondanité, la nationalité, la normalité. Langue inconnue, dont je saisis pourtant la respiration, l'aération émotive, en un mot la pure signifiance, forme autour de moi, au fur et à mesure que je me déplace, un léger vertige, m'entraîne dans son vide artificiel, qui ne s'accomplit que pour moi : je vis dans l'interstice, débarrassé de tout sens plein. Comment vous êtes-vous débrouillé là-bas, avec la langue ? Sous-entendu : Comment assuriez-vous ce besoin vital de la communication ? Ou plus exactement, assertion idéologique que recouvre l'interrogation pratique : il n'y a de communication que dans la parole. (2)
Le corps face à la parole, le corps dans une autre parole, le corps parole, parole du corps aussi, Roland Barthes écrit et lit dans le mouvement ce que cache le sens qui s'offre ailleurs, il photographie l'invisible :
" Traverser la ville ( ou pénétrer dans sa profondeur, car il y a sous terre des réseaux de bars, de boutiques, auxquels on accède parfois par une simple entrée d'immeuble, en sorte que, passé cette porte étroite, vous découvrez, somptueuses et dense, l'Inde noire du commerce et du plaisir ), c'est voyager de haut en bas du Japon, superposer à la topographie, l'écriture des visages. Ainsi sonne chaque nom, suscitant l'idée d'un village, pourvu d'une population aussi individuelle que celle d'une peuplade, dont la ville immense serait la brousse. Ce son du lieu, c'est celui de l'histoire ; car le nom signifiant est ici, non souvenir, mais anamnèse, comme si tout Ueno, tout Asakusa me venait de ce haïku ancien ( écrit pas Baschô au XVII° siècle ) :
Un nuage de cerisiers en fleurs :
La cloche. - Celle de Ueno ?
Celle d'Asakusa ? (2)
Ces noms s'élèvent comme des voiles dans la baie, musique des noms qui virevoltent sous le pinceau d'encre noire de l'écrivain-peintre.
" Je n'eus besoin pour les faire renaître que de prononcer ces noms : Balbec, Vensie, Florence, dans l'intérieur desquels avait fini par s'accumuler le désir que m'avaient inspiré les lieux qu'ils désignaient. Même au printemps, trouver dans un livre le nom de Balbec suffisait à réveiller en moi le désir des tempêtes et du gothique normand ; même par un jour de tempête le nom de Florence ou de Venise me donnait le désir du soleil, du palais des Doges et de Sainte-Marie-des-Fleurs. " (3)
Expérience des noms, noms lancés dans le lac infini, mouvement du vide qui trace ses cercles concentriques comme un haïku du printemps.
" Le travail du haïku, c'est que l'exemption du sens s'accomplit à travers un discours parfaitement lisible ( contradiction refusée à l'art occidental, qui ne sait contester le sens qu'en rendant son discours incompréhensible ), en sorte que le haïku n'est à nos yeux ni excentrique ni familier : il ressemble à rien et à tout : lisible, nous le croyons simple, proche, connu, savoureux, délicat, "poétique", en un mot offert à tout un de prédicats rassurants ; insignifiant néanmoins, il nous résiste, perd finalement les adjectifs qu'un moment plus tôt on lui décernait et entre dans cette suspension du sens, qui nous est la chose la plus étrange puisqu'elle rend impossible l'exercice le plus courant de notre parole, qui est le commentaire. Que dire de ceci :
Brise printanière :
Le batelier mâche sa pipette.
ou de ceci :
Pleine lune
Et sur les nattes
L'ombre d'un pin.
ou de ceci :
Dans la maison du pêcheur,
L'odeur du poisson séché
Et la chaleur.
ou encore ( mais non pas enfin, car les exemples seraient innombrables ) de ceci :
Le vent d'hiver souffle.
Les yeux des chats
Clignotent. (2)
Juin-décembre 2000, un autre français écrit au Japon, ses notes de Kyoto, Villa Kujoyama, (4), évidence de l'écriture de là-bas, évidence de la poésie immédiate, illumination de mots :
" 2 juillet 2000. Les banbous flexibles, leur délicat feuillage vert et celui plus sombre des pins, secoués par la pluie. Dans une leur argentée de brume de pluie les contours de la montagne en face. Eclairs vis et fins. Vitres fouettées piquetées par la pluie. Roulements de tonnerre, martèlement de pluie sur toutes les parties de la Villa (toits, vitres, châssis métalliques, gouttières). Luer opale diffuse. "
" 15 octobre. Est-ce un orage que j'entends dehors ? Il est minuit trente, je travaille. L'autre jour, la terre a tremblé vers deux heures, dans la nuit ; je m'en suis à peine rendu compte mais la bibliothèque, les objets, tout a bougé, tinté. C'est plus rare à Kyoto qu'à Tokyo. Il y a cinq ans, six mille morts à Kobe. Tout le monde ici dormait et je suis peut-être seul à m'en être aperçu. Samedi passé, il y a eu une tempête extraordinaire, les bambous fouettés, des trombes d'eau, et l'impression que le Japon tout entier n'était qu'une île, une embarcation, qui tanguait, prise dans les eaux du monde déchaînées. " (4)
Embarquement immédiat.
Roland Barthes au Maroc 1978
Coll. Roland Barthes IMEC (1)
à suivre
Philippe Chauché
(1) in Pileface.com
(2) L'Empire des Signes / Roland Barthes / Editions Albert Skira / 1970
(3) Du côté de chez Swann / A la recherche du temps perdu / Marcel Proust / Gallimard
(4) Poussière d'or / Marc Dacby / L'Infini n° 105 / Hiver 2008 / Gallimard
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