mercredi 19 août 2009

La Courbe du Temps (29)




" C'est, un soir de mai, une forêt de signes rouges pour Soyeuse et moi. On court dans les rues. J'ai les poches remplies de cartes postales de la tenture, sur lesquelles j'écris pour Soyeuse des improvisations. Le quartier de la rue Galande, et le compas qui s'ouvre en vert et gris, brusquement, avec l'église Saint-Julien-le-Pauvre, c'est celui de François Villon et Colin de Cayeux, celui de la jeunesse folle. Le soir est gorgé de douceurs, avec la pleine lune, et Soyeuse me dit : " C'est la lune bleue ". " (1)

C'est un après-midi d'août, la ville est en apnée, c'est ce qu'il écrit, des éclairs brûlants frappent ma peau, son mouvement m'accompagne. Rue du Vieux Sextier les yeux fixés sur ma vierge perchée, puis les choses s'accèlèrent. Place Jérusalem, rue Florence, rue Carnot, rue du Portail Matheron, rue Carreterie, rue des Carmes, sur la place, je salue Saint-Symphorien. Elle est là toute proche ajoute-t-il, un léger souffle glisse sur ma joue. J'écris en silence pour ma danseuse rouge note-t-il, j'écris dans l'église, dans une forêt d'anges, au centre absolu du bonheur. Je porte des sandales de cordes blanches, ce sont mes ailes et personne ne s'en doute.
A la terrasse d'un café, elle s'amuse de mes certitudes immortelles, allume une cigarette et commande deux coupes de champagne, à la santé, lui dit-elle, des immortelles qui fleurissent la nuit lorsque la lune s'éveille, et disparaissent au premier éclat de soleil, à la santé de nos écrivains. Leurs improvisations s'invitent à notre table, écoutez, écoutez cher ami ajoute-t-elle :

"... Aimer, c'est pouvoir penser tout haut avec un autre être humain. Confier ce qui passe par la tête, c'est comme arracher le voile sur sa nudité et ses états. L'intimité ne se discerne pas de l'extrême franchise. C'est l'indécence. C'est Circé : On ne se livre à une femme qu'après l'intimité. Cette intimité est
1. extrêmement dangereuse,
2. totalement passionnante.
Plus rien n'est en arrière des yeux. Plus rien n'est en réserve de vue... " (2)

et aussi ceci :

" ... elle a un visage de perle
elle a perlé dans mon nuage
elle a nuée dans ma ruelle .. " (3)

Je ne suis pas vraiment surpris, pense-t-il, qu'elle ait d'aussi bonnes fréquentations. Tout est là, se dit-il aussi, sous la forme d'une question : dites-moi ce que vous lisez, je vous dirai, comment vous aimez. Ou bien : dites-moi quels sont vos écrivains de compagnie, et je vous dirai alors, quel rapport vous avez avec le Temps. Mais aussi : dites-moi comment vous lisez, dans quelle position se trouve votre corps, j'attends des précisions et pas seulement s'il est vêtu ou nu, ou les deux peut-être, et je vous dirai si vous êtes faites pour les retournements du Temps, et si la Courbe du Temps épouse votre peau. Et aussi : dites-moi, si vous pensez à quelqu'un de particulier lorsque vous lisez, je pourrai alors vous dire si la lumière du roman vous traverse, je pourrai aussi me taire, c'est chose semblable, pense-t-il.
Il la regarda refermer un à un les livres qu'elle avait posés sur la table ronde du café, que protégeait un large parasol rouge, ce mouvement prolongeait par sa lenteur et sa beauté, les phrases qu'elle venait de lui lire, et leur donnait une autre résonance, une plus grande proximité, une plus profonde lumière.
Le mouvement des mains des femmes, pensa-t-il, ouvre le Temps et sa Courbe, et cette courbe est une révélation.
Un jeune homme en chemisette à grandes fleurs rouges et jaunes, s'approcha et lui demanda s'il pouvait le prendre en photo debout devant l'entrée de l'église avec son amie, il accepta, tout en le prévenant qu'il n'était pas très doué pour le cadrage, le maniement des appareils, la lumière, la vitesse et tout ce qui va avec. Le jeune homme le remercia, et sembla satisfait en vérifiant la trace numérique de leur pose sur le petit écran de l'appareil, c'est ce qu'il nota sur son écritoire.

Il ouvrit le petit carnet qu'il avait déposé sur la table ronde du café et lu :

"... J'aimerais vous faire percevoir ce qu'est un matin ici, Reine... L'air bleu vif diffusé d'un coup, l'eau à peine ridée, les bateaux qui commencent à sortir au loin, à marée haute... La lumière unie selon le vent, ouest, nord-ouest, nous entrons dans la beauté du temps, les fleurs se lancent, rosiers, hortensias, lavande contre les murs, roses trémières géantes comme des hallucinations. " (4)

et :

" Ce qu'elle m'enlève en feu, elle me le donne en neige
La main qui me cache tes yeux ;
Mais n'est pas moindre la rigueur avec laquelle elle tue,
Et moins de flammes ne meut pas sa blancheur.

Les froids incendies le regard boit,
Et, volcan, les dilate par les veines ;
Avec crainte prudente approche la blancheur
Le coeur aimant, qui la sent traîtresse.

Si de tes yeux l'ardeur tyrannique
Tu la passes par ta main pour la tiédir,
C'est grande pitié du coeur humain.

Mais non de toi, car elle peut, en la cachant,
Puisqu'elle est de neige, fondre ta main,
Si ta main du moins n'espère la glacer. " (5)

Il referma son carnet de lecture, et l'entraîna dans les rues de sa ville sous une pluie de fleurs rouges et blanches, ce mouvement de vie allait nourrir toute sa nuit se dit-il en lui embrassant la joue.

à suivre

Philippe Chauché



(1) A mon seul désir / Yannick Haenel / Réunion des Musées Nationaux - Argol
(2) Vie secrète / Pascal Quignard / Gallimard
(3) Rime / Marcelin Pleynet / " Tel Quel " / Éditions du Seuil
(4) Le lys d'or / Philippe Sollers / Gallimard
(5) A Aminta, qui se couvrit les yeux avec sa main / Sonnets amoureux / Francisco de Quevedo / traduct. Frédéric Magne / La Délirante

1 commentaire:

  1. je repasserai pour lire car peu de temps maintenant !
    merci pour tes mots et bienvenue chez "moi"

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