jeudi 2 décembre 2010

Ainsi va le Temps (18)

" Ce matin j'ai oublié la vie pendant deux heures. Je respirais les premières bouffées de l'air doux du printemps sur cet admirable quai dont le centre est marqué par deux colonnes rostrales.
C'est de celui-là que les Bordelais pourraient dire avec vérité ce qu'ils répètent sans cesse de leur théâtre, qu'il n'a pas son pareil en France, et peut-être en Europe, Naples excepté ; et encore le quai de Bordeaux a un genre de beauté qui manque tout à fait à Chiaia, c'est le spectacle de cette activité et de ces navires qui arrivent chaque jour de toutes les parties du monde. Il serait trop long de les compter ; on peut dire que pour l'oeil de l'amateur de paysages, ils sont innombrables, et cependant ils ne sont pas rangés, comme à Londres, de cette façon mercantile et sage qui fait songer à l'ordre si nécessaire au commerce et distrait presque tout à fait de l'idée de beauté. " (1)

C'est à Bordeaux que l'on apprend, note-t-il, le goût de la beauté. Les quais s'ouvrent sur la ville et la Garonne, c'est un voyage imminent qui s'offre à vous, pour cela il faut savoir ne rien faire de la ville, mais se laisser faire par la ville, comme on l'accepterait d'une amoureuse. Bordeaux ville d'écrivains et de marchands de vins. Les Chartrons, quel roman !

" Bordeaux est, sans contredit, la plus belle ville de France. Elle est un peu en pente vers la Garonne. De toutes parts, on aperçoit ce beau fleuve tellement couvert de navires que, pendant asses longtemps, je remarquais qu'il eût été impossible de tendre une corde d'un bord à l'autre sans passer sur un navire. Tous étaient pavoisés à cause du dimanche.
Après deux heures d'admiration, il a bien fallu quitter cet admirable quai des Chartrons, cette sublime promenade des Quinconces qui a remplacé le Château-Trompette.
Le grand soleil de mars, vu pour la première fois et auquel je m'étais exposé imprudemment, m'avait fait mal à la tête. J'ai pris un fiacre. " (2)


Ainsi va le Temps à Bordeaux, 1838, Stendhal. Un nom qui claque comme une voile qui s'élance dans la Gironde, avec dans ses cales les meilleurs crus des bords de Garonne. Un nom qui sait voir, un nom qui sait écrire, et qui donc doit savoir aimer.

" Ce qui frappe le plus le voyageur qui arrive de Paris, c'est la finesse des traits et surtout la beauté des sourcils des femmes de Bordeaux. " (3)

" Quelle différence pour la gaieté entre le quai Saint-Clair et le quai de Bordeaux, entre la douane et les colonnes rostrales ! On est dévot à Lyon ; on est joueur à Bordeaux. " (4)





Point de grandes villes, sans grands hommes et Bordeaux peut s'y adosser en toute sagesse :
" Ce n'est pas précisément de l'amour que j'ai pour Montesquieu, c'est de la vénération ; il ne m'ennuie jamais en allongeant ce que je comprends déjà. Je sui allé à La Brède ce matin. En y arrivant, j'ai été saisi d'un respect d'enfant, comme jadis en visitant Potsdam et touchant le chapeau perci d'une balle de Frédéric II. Ce jour de La Brède marquera dans ma vie : ordinairement, la visite d'un palais de roi ne m'inspire que l'envie de m'en moquer. " (5)




Enfin et cela n'a rien à voir semble-t-il, il convient d'en finir, alors finissons-en avec cet oeil qui voit aussi bien les villes que les femmes :
" A la finesse, à la sûreté de jugement avec lesquelles je vois les femmes saisir certains détails, je suis plein d'admiration ; un instant après, je les vois porter au ciel un nigaud, se laisser émouvoir jusqu'aux larmes par une fadeur, peser gravement comme trait de caractère une plate affectation. Je ne puis concevoir tant de niaiserie. Il faut qu'il y ait là quelque loi générale que j'ignore. " (6)
à suivre
Philippe Chauché
(1) Bordeaux, 14 mars / Bordeaux / Stendhal / Éditions Proverbe
(2) Bordeaux, dimanche 11 mars 1838 / d°
(3) Bordeaux, lundi 12 mars / d°
(4) Bordeaux, le 14 mars / d°
(5) Bordeaux, 7 avril / d°
(6) De l'amour / Stendhal / édition de V. Del Litto / Gallimard

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