L’écrivain Sollers est au centre de la nature depuis longtemps, note-t-il, et pas n’importe qu’elle nature, celle qui l’observe, comme les toiles de quelques peintres nous observent, lorsque l’on veut bien accepter qu’elles nous observent, qu’elles nous traversent, la nature donc, et les arbres : « … étais-je ce ciel où, à travers l’emmêlement des bois, sourdait une lumière ; où sans bruit, familièrement profitant sans doute de quelque inattention (de sa part ou de la mienne), je m’étais perdu. » (1). Le corps actif de l’écrivain s’il s’isole, autrement dit, s’il devient liberté libre, c’est toujours pour porter encore plus d’attention à ce qui l’entoure, à ce qui le regarde, « C’est immédiat : je ne peux pas voir un cèdre, dans un jardin ou débordant d’un mur sur la rue, sans penser qu’une grande bénédiction émane de lui et s’étend sur le monde. » (2), il va ainsi des fleurs de Manet qui embrasent les pages de L’éclaircie comme elles embrasaient le lumineux Fleurs : « Cette beauté dit la vérité, mais laquelle ? Comme la reproduction humaine est en voie de solution technique, les rosaces basculeront de plus en plus depuis les anciens vitraux dans l’in vitro. Les fleurs s’éclipseront-elles pour autant ? Non, mais il est à craindre qu’elles soient de plus en plus conçues comme artificielles. Des feux d’artifices, oui, mais bouche cousue à propos d’une passion millénaire. » (3). Les arbres, les fleurs, les déesses, les mots et les phrases, et dans tous les cas, comme chez Bach, - Sollers écrit des Messes, des Partitas et des Suites, toutes semblables et unique à la fois, pour le comprendre il faut avoir beaucoup écouté Bach - et se fier aux apparences, la vérité absolue du réel, comme chez Clément Rosset, le réel se dévoile, ajoute-t-il, dans L’éclaircie - peut-être son plus beau nom de roman, donner un nom à un roman est un mouvement d’alchimiste - , entre les branches apparaissent, justement comme après la pluie, ces fleurs d’un jour, donc de l’éternité : Anne, Lucie, Manet, Picasso, éclaircies où se glisse L’éclaircie.
L’écrivain Sollers est au coeur de la peinture depuis des siècles, si en tout cas comme moi, note-t-il, vous pensez qu’une seconde dure une heure, un jour quarante mois, et une année soixante ans dix fois plus – le regard porté est une portée du temps, j’ai l’âge d’une partition de Haydn, pense-t-il – : « Je m’en tiens à mon tableau : la porte-fenêtre, le rai déclinant de lumière, le lit, le visage rose et brun de Luz, de biais, sur l’oreiller blanc, sa tête dorée, sa respiration, son oreille gauche, sa légère oreille gauche de visage à fossette à moitié enfoui, son sexe blond, ses seins sous le coton froissé, celui de droite entre les lettres B et E, celui de gauche entre E et Y, Berkeley, son front tiède, son menton au goût d’abricot, ses hanches, ses poignets, ses genoux, ses chevilles. Il faut voir et sentir tout cela à la fois et touche par touche. » (4). Le roman a tous les âges du possible, c’est ce qui fait son charme, il sait que son axe profond est celui de la touche, toucher est toujours jouer, contrairement à ce qui se murmure, et chez l’écrivain Sollers on joue toujours à qui gagne, gagne : « Manet savait tout peindre, et il l’a montré. A Washington, une exposition s’est appelée « Manet and the Sea », et va pour les plages, les bateaux, les barques, les splendides tableaux de Venise, Suzanne habillée a bord de l’eau en train de lire, le port de Boulogne, l’évasion de Rochefort, etc. Pas de baigneuses, jamais, sauf celle qui se situe au fond du Déjeuner sur l’herbe, mais elle est moins nue que Victorine, au premier plan, dont la nudité n’a aucune raison d’être. Les peintres ont fait des baigneuses pour exhiber du nu, Manet fait le contraire. Le nu est devenu de plus en plus difficile à peindre (il y a en a trop sur les plages et des tonnes en publicité). Les baigneuses vieillissent. Là encore, Manet prévient : ses femmes ne vieillissent pas, il ne vieillit pas. La morsure du négatif les protège. » (2) on joue, et c’est une chose très sérieuse - le jeu n’occupe pas les tenant du chichi et du blabla (5) qui s'imposent partout, cela saute aux yeux, glissez-vous dans une galerie d’art contemporain (de quoi ?) lors d’un vernissage, et écoutez, vous verrez, voyez, vous rirez, et pour conclure lancez – Plus personne ne sait dessiner ? –, on ne cesse de jouer dans les romans de l’écrivain Sollers, jeux de mots et de mains, souvent à deux, comme un peintre avec son modèle adoré, un peintre qui ne cesse de dessiner à la pointe sèche ce qu'il vit et donc ce qu’il écrit, Manet, Picasso, deux peintres décidés à rester libres quoi qu’il advienne des amours, du monde, des critiques et du marché de l’art, eux savent que dans toutes les situations la réponse vient de la peinture, entre les orages, l’éclaircie du roman. Ah ! Si les romans parlaient ! Me dit un jour une fille de l’eau, mais ils parlent et en permanence chère amie, c’est vif, clair, lumineux, parfois chuchoté, chanté, mais jamais hurlé, cela saute aux yeux, où s’insinue dans vos veines, pour certains, c’est divin, et ce divin n’est jamais de tout repos pour celui qui sait écouter : « Un véritable artiste, quoi qu’il fasse, suit le dieu, sinon son œuvre vieillit vite. Je crois au dieu de Bach dans ses variations, ses suites, ses fugues, ses toccatas ; à celui de Haydn dans ses sonates (je vois leurs quatre mains jouer). Je crois au dieu de La Femme en blanc ou du Rêve, au dieu du Bar, à celui de Méry Laurent. « Vous croyez en Dieu ? » demande X ou Y. Question absurde et obscène, à laquelle la meilleure non-réponse est « Bof ». « Vous êtes croyant ? » Oui, quand j’écris, quand j’écoute les Suites françaises, quand je vois Guernica, quand j’entends Cosi fan tutte, quand je regarde vraiment ce cèdre, cette brise côtière, cette rose, ce toit, quand j’attends Lucie rue du Bac, quand je mets la clé dans la serrure, quand l’énorme tranquillité m’avertit qu’elle va être là. » (2).
La grande histoire de la musique, de la peinture et de la littérature c’est celle des corps, des corps des femmes, des modèles, « ne bougez pas, j’écris ! ou alors bougeons ensemble ! puis vous reprendrez la pose », et les modèles méritent attention, toute l’attention de l’écrivain Sollers, à condition de n’avoir qu’une raison, celle de la liberté libre, d’ignorer les aigreurs féministes, les marchandages, les menaces, les mensonges, les calculs, les culpabilités, les accusations, les mauvaises passes, à condition de s’en tenir au mouvement du corps, à son déploiement, au secret partagé, à une certain clandestinité douce et festive : « Je suis fou, et Lucie est folle. Le fou a trouvé sa folle, la folle son fou. On pourrait fonder une radio libre, sur le modèle de Radio-Londres en 1940. « Ici la rue du Bac à Paris. Un Français parle à une Française, une Française parle à un Français. » Et maintenant, voici quelques messages personnels : « Casanova a un bon prix, je répète, Casanova a un bon prix. » « L’Egypte garde ses mystères, je répète, l’Egypte garde ses mystères. » « Les Chinois sont arrivés à Bordeaux, je répète, les Chinois sont arrivés à Bordeaux. » « Céline s’est mis au champagne, je répète Céline s’est mis au champagne. » « Le Balcon de Manet n’est pas à vendre, l’Olympia vous salue bien, n’oubliez pas de déjeuner sur l’herbe. » « Sainte Lucie n’a pas froid aux yeux, je répète, sainte Lucie n’a pas froid aux yeux. » « Le vieux Bach rajeunit tous les jours, je répète, le vieux Bach rajeunit tous les jours. » « Le Temps est réellement retrouvé, je répète, le Temps est réellement retrouvé. » Et ainsi de suite. » (2), l’éclaircie est à ce prix, c’est un cadeau, d’un cadeau l’autre : « Vous avez failli coucher avec votre sœur ? Mais oui, failli. Cette distance est sans mesure, préalable à un acte plus ou moins raté, sur fond de malédiction mystique. Dieu sait qu’on n’est religieux ni l’un ni l’autre, mais le poids des préjugés entassés dans cette dimension est quand même un Himalaya. En réalité, je crois qu’elle l’aurait mieux supporté que moi (6 ans de plus, ça compte). Elle avait confiance en moi, mais pas moi. Jolis yeux, jolies dents, joli sourire, joli nez, joli front, jolies oreilles, jolie bouche, jolie voix. Un ponton, des mâts de bateaux, la nuit, des amants de passage, mais non, retour à nos chambres d’hôtel, bonne nuit chérie. » (2), d’un roman l’autre, d’un peintre l’autre, d’une femme l’autre, lisons et plutôt deux fois qu'une !
à suivre
Philippe Chauché
(1) Une curieuse solitude / Editions du Seuil / 1958
(2) L’éclaircie / Gallimard / 2012
(3) Fleurs / Hermann Littérature / 2006
(4) La fête à Venise / Gallimard / 1991
(5) Sur le blabla et le chichi des philosophes / Frédéric Schiffter / Puf / 2002