samedi 12 septembre 2009

La Courbe du Temps (40)





Séville. La nuit éclairée le saisit comme le saisit le mouvement musical de la danseuse rouge du bord du fleuve et sous les arbres, il sait qu'il a rendez-vous avec des fragments de révélation, il sait aussi qu'il retrouvera dans quelques heures, l'une de ses vierges libres, dans cette chapelle de Triana, de l'autre côté du fleuve, où la douceur du Temps donne à son regard, la résonance d'un roman français, à son mouvement, les éclats de la Courbe du Temps.

" J'aime que ciel ait deux pluriels :
ciels - ciels bas et blancs, ciels venteux, ciels gris, vastes ciels bleus fuyant au-dessus de la terre et courbant les blés sous l'ombre portée des nuages, ciels d'orage déchirés d'éclairs, grands ciels clairs des soirs d'été en Ombrie, listel d'or tiré entre la mer et l'infini, ténèbres roses de l'aube sur le Mont-Rose, brumes légères du crépuscule, spacieuse immensité silencieuse où le regard se perd -
cieux - ces plafonds baroques où des dieux dansent autour du grand lustre ou, à l'inverse, ce lieu vide et sans âme, cet espace où seule se meut la pensée. "
(1)

Séville. Il se place à la bonne distance, celle qui convient, pense-t-il, à l'amour, à ces manières d'être au centre de la vibration colorée de son visage, mais aussi note-t-il sur son écritoire, à la juste distance, là où le verbe se fait peau, et là où la peau écrit. Il en va de l'amour comme de la tauromachie, question de vibration, question d'espace, de Temps, de silence, de musique, question de corps qui s'offrent, question de pensée aussi, question de Courbe, comme celle des seins de ma Vierge.

" Lune d'été -
de l'autre côté de la rivière
qui est-ce ? " (2)

Séville. Elle est là, dans l'hôtel d'or de la chapelle, souriante, distante, légère, et sauvage, c'est ce qu'il pense. Il fixe la transparence de son visage illuminé, il fixe les yeux de Vierge, ses lèvres, sa bouche, ses joues, son menton, son cou qu'il voit se dessiner sous les étoffes de soie, d'or et de jasmin, il fixe son corps, que certains adeptes de la servitude volontaire croient intouchable, alors que d'évidence, cette Vierge là, aime être caressée dans la transparence de mains bénies, alors que, cette Vierge là, se livre si vous savez lui parler et l'embrasser, alors que sa liberté passe par le roman du corps français, par le corps vivant du roman.

" Je lève la tête : dans le jardin en train de devenir noir, un peu dansante, silencieuse comme un mot, Maud passe. " (3)

Séville. Ils ont traversé le Temps dans l'allongement des corps, ils ont traversé le Temps dans la jouissance invisible, dans le silence de cette chapelle où des inconnues prient avec au fond des yeux mille passions, mille baisers, mille élévations de corps retrouvés, mille peaux parfumées, mille mots qui roulent comme les vagues de la Chambre d'Amour, dans la fleur de sa bouche qu'il embrasse comme on ouvre un roman attendu.

" Je t'aime à la face des mers... " (4)

Séville. Il s'approche et pose ses lèvres sur son front, sa main sur un sein, il ne dit rien, il pense seulement à la musique qui monte de son ventre, au ciel strié de notes, au Guadalquivir qui étincelle d'argent, à la Maestranza où il s'est assis dans l'après-midi, au regard de la danseuse rouge du bord du fleuve et si près des arbres, aux mots qu'elle glisse dans son oreille lorsqu'elle s'offre dans la soie de ses draps rouges, aux fleurs de sa peau qu'il hume le matin. C'est Vivaldi, Mozart, Bach, toute beauté embrassée, éblouissements. Sa bouche glisse et se pose sur ses lèvres, dans le silence de l'hôtel d'or de la chapelle, personne ne remarque cette danse, il est invisible pour les humanoïdes frileux, seule sa Vierge le voit et lui seul voit sa Vierge.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Maestranza / Jack-Alain Léger / L'Arpenteur / 2000
(2) Chora / Haïkus / Anthologie / traduct. Roger Munier / Fayard
(3) L'Etoile des amants / Philippe Sollers / Gallimard
(4) Tiki / André Breton / Signe ascendant / Poésie / Gallimard

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Laissez un commentaire