dimanche 27 décembre 2009

La Courbe du Temps (64)

" Alors ma vie fut entièrement changée. Ce qui avait fait, et non à cause d'Albertine, parallèlement à elle, quand j'étais seul, la douceur, c'était justement, à l'appel de moment identiques, la perpétuelle renaissance de moments anciens. " (1)

Rien ne lui semblait plus évident que cette phrase qui venait de naître. Les phrases naissent du temps aimé, se dit-il, mais aussi de l'effervescence d'un regard. Rien n'est plus beau, pensa-t-il, qu'une phrase venue d'un regard et d'un geste. Rien n'est plus troublant ajouta-t-il, qu'une phrase qui voit le jour d'un corps aimé, les corps qui n'ouvrent pas sur de telles phrases, sont des corps oubliés. Rien ne lui semblait plus nécessaire qu'une phrase qui se pose sur l'envolée de la jouissance. La jouissance qui ne donne pas vie à une phrase, est une jouissance volée, et toute jouissance volée n'est que l'ombre de la vie pensait-il. Et ces phrases vivantes sont indestructibles, comme l'est un corps dans le mouvement de l'amour, qui est, écrit-il, le mouvement de la vie, et le mouvement de la vie est cette phrase qui s'est naturellement posée sur son écritoire. Une phrase morte est une phrase sans corps. Son regard est une phrase, ses seins sont ces phrases qu'il écrit dans la nuit naissante, ses bras, ses cuisses, son ventre, ses pieds, tout son corps est une phrase. Tout cela il l'a vu en entrant dans la Courbe du Temps, en la faisant sienne, elle ouvre aussi sur cela, se dit-il, sur la phrase du corps, elle se déroule sous ses mains, elle naît du regard qu'il lui porte, des mots embrassés.


Léonard de Vinci 1452-1510


Ces phrases l'ont accompagné sur le chemin qui mène au Fleuve et sous les arbres. C'est là, dans cet espace ouvert sur le Temps, qu'il a senti la force tellurique des phrases et du corps, des corps qui vivent dans le mouvement des phrases, des phrases qui s'illuminent lorsqu'on les touche. Le Temps est là, devant ses yeux, facilement saisissable, comme le sont les phrases. La première qui lui est apparue, il l'a notée sur le carnet noir et jaune, ce carnet de la renaissance : " Aujourd'hui tout devient possible, le bleu du ciel s'accorde à la Courbe du Temps, et le mouvement de son regard ouvre un espace nouveau, et c'est dans cet espace que la délivrance s'opère, que les phrases prennent une autre force, la force de ce mouvement, la grâce de la transparence d'une phrase qui embrasse une épaule, c'est dans cet espace du Temps que mon corps devient la phrase de toutes les phrases, une magie blanche qui transforme en or chaque geste, chaque baiser, chaque envolée du corps et de phrases, la transparence des phrases dans le bleu du ciel est celle du corps aimé, et le corps aimé devient une phrase. " Voilà, c'est dans cette phrase que je me baptise, se dit-il, comme dans l'élévation joyeuse d'une musique.




Rien de plus évident, se dit-il, que ce regard, cette voix, ce corps, un regard qui illumine la rue des Vierges Perchées, une voix qui embrase le Temps aimé, un corps qui immortalise le mouvement vif de l'amour. Face au Fleuve et sous les arbres, la danseuse rouge écrit, et c'est une danse. Face au Fleuve et sous les arbres, la danseuse rouge chante, et c'est une floraison. Face au Fleuve et sous les arbres, la danseuse rouge danse, et c'est une phrase. Il se dit, elle s'envole, et dans ce mouvement il voit ce déchirement où il va se glisser de tout son regard, et ce regard c'est ce qu'il écrit dans la nuit qui glisse sur le chemin qui conduit au Fleuve.


Léonard de Vinci 1452-1510

Ces phrases l'ont accompagné dans la nuit où se glissaient les gracieuses étoiles du Temps, elles vibraient, tournaient, montaient et descendaient dans les rues de la ville blanche et grise, elles s'enfonçaient entre les pavés, pour réapparaître plus loin dans les éclats de fleurs jaunes et rouges, et ce mouvement des phrases ressemblait à celui des mains de la danseuse rouge du bord du Fleuve et sous les arbres. Alors, il s'est dit, " de ces phrases je fais un paradis, de ce mouvement une joie, de ce silence une révélation ".

à suivre

Philippe Chauché

(1) Albertine disparue / A la recherche du temps perdu / Marcel Proust / Gallimard

1 commentaire:

  1. Merci Philippe, pour tout cela, et en particulier pour Jacqueline Dupré, oui vraiment merci.

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