dimanche 13 décembre 2009

La Saveur et le Savoir (3)

" Quel corps ? Nous en avons plusieurs . " ( Le Plaisir du Texte ) J'ai un corps digestif, j'ai un corps nauséeux, un troisième migraineux, et ainsi de suite : sensuel, musculaire ( la main de l'écrivain ), humoral, et surtout : émotif : qui est ému, bougé, ou tassé ou exalté, ou apeuré, sans qu'il n'y paraisse rien. D'autre part, je suis captivé jusqu'à la fascination par le corps socialisé, le corps mythologique, le corps artificiel ( celui des travestis japonais ) et le corps prostitué ( de l'acteur ). Et en plus de ces corps publics ( littéraires, écrits ), j'ai, si je puis dire, deux corps locaux : un corps parisien ( alerte, fatigué ) et un corps campagnard ( reposé, lourd ). " (1)

Il s'est dit en allant là-bas, j'y passerai. Même un court instant, je me dois d'y passer. D'autant plus qu'il s'était rappelé à lui en lisant ce livre (2). C'est ce qu'il aimait à nommer la géographie des écrivains, celle-ci passait par ce village dominant l'Adour et sa Lumière, il se souvint avoir lu un jour un texte sur cette lumière du Sud-Ouest qui lui était familière, mais dont il n'arrivait plus à localiser de quel ouvrage il l'avait tiré. Cela se disait-il n'a pas grande importance. Il avait fait le voyage, traversé le village et garé sa voiture sur un trottoir à quelque mètres de l'entrée du cimetière. Lui revenait alors en mémoire, qu'il avait déjà écrit sur ce cimetière : " Je suis à Urt. Dans ce petit cimetière sur la colline. Nous y déposons quelques cailloux sur la pierre claire lézardée de mousse grise. Lecture attentive et à haute voix de l'écrivain. Brigitte m'aime pour ces lectures de Roland Barthes dans notre cimetière. Nous donnons un autre corps à ses écrits. Donner des voix aux tombes, de la vie aux pierres, y déposer des caresses, des nuées de vie, y inscrire d'autres histoires. C'est dans les mots portés haut que nous trouvons une autre énergie, un autre souffle, une autre musique. Une façon différente d'être au monde. Cela demande une certaine position du corps. La colonne d'air doit être libérée, les épaules retomber légèrement, les jambes s'ouvrir. Le poids se porte sur la plante des pieds, les mains donnent le rythme, les hanches le fixent, le ventre durcit, les yeux fixent cet espace de vie et de lutte. Plus tard, une autre déesse croisée sur les bords du Fleuve m'a appris la lecture optique de la peau. Sourcils envolés, bouche opale, peau de pétale, verbe libre, étoile permanente du bonheur. Il a son tour composé sa lite, en souvenir de son regard et de R.B. : m'asseoir au soleil dans les arènes de Madrid, les cigarettes blondes un peu fortes, les chemises blanches, Joselito, José Tomas, le café très noir, le whisky écossais trés tourbé, Sollers, Novarina, les vins de Cairanne, la voix de François Mauriac, les actrices des films de J.L.G., prendre le train la nuit, passer le Cap du Figuier à la voile, Mozart, avoir très chaud, l'eau pétillante, les chouettes, passer la nuit dans la Cour d'Honneur du Palais des Papes, le melon, le vol des martinets, écouter Martha Argerich, le parfum du romarin en été, les montres mécaniques, l'amitiée de N., Miro, écouter une voix aimée, les aphorismes de Cioran, les livres anciens, l'amour le matin, l'horchata, les bagues en or, etc. " (3) Il a poussé le lourd portail de fer, tourné sur la gauche, emprunté la dernière allée, marché quelques mètres, elle était là. La large pierre grise tâchée de blanc, il pensait qu'il s'agissait d'un champignon blanc, Henriette Barthes née Binger, 1893-1977, Roland Barthes, 1915-1980. Pas de croix, pas de fleurs, quelques cailloux ici et là rassemblés ou égarés. Il a déposé les siens, cinq petits cailloux blancs. Il est resté quelques minutes debout face à la tombe, seul, pas un bruit. Il s'est dit, " c'est un bel endroit pour se reposer et écrire ". " Écrire fait rebondir la vie ". " Aimer est une révélation ". " Le corps de l'écrivain écrit dans le mouvement du Temps ". En retrouvant la chambre de son adolescence inquiète, il s'est servi un verre de Lillet blanc, Podensac, la saveur, allumé une cigarette, le savoir, et a repris sa lecture.



" Le roman n'a pas pu être écrit. C'était un labyrinthe. Et Barthes hésitait à l'emprunter. Question de temps. Dans ce roman devaient entrer des fragments de toutes sortes, journal, incidents, fiches, méditations, portraits, micro-récits.
J'avais parfois l'impression que Barthes butait sur quelque chose de plus fort que lui. C'est peut-être qu'au coeur du labyrinthe il y avait un Minotaure. La mère ?
Et puis il y eut la mort. " (2)

C'est le dernier paragraphe de " Mémoire d'une amitié " qu'il a lu hier soir. Il a pris quelques notes, souligné des paragraphes. Il se dit, qu'il se doit, ici de les reprendre, pour la saveur et le savoir :

" Le dessert est sur la table. Un fruit généralement, qu'il pèle patiemment. On fume en prenant le café préparé dans une cafetière à l'italienne. Lui, un havane de taille moyenne, et moi des Camel à bout filtre. On bavarde encore, car c'est à ce moment-là que nous reviennent les choses à se dire qu'on avait oubliées. Caféine et nicotine induisent ces réminiscences. Tout est soudain serein, comme si le monde était fait pour finir par " un bon cigare " et dans la fumée bleue qui s'exhale en volutes de nos corps. Ces rappels sont brefs, jamais très nombreux, mais ce sont généralement de " bonnes nouvelles ". Il m'annonce qu'il a eu des places pour tel concert ou bien c'est moi qui en ai pris pour l'Opéra, je suis sur le point de terminer l'article " Oral/Écrit " qu'il ma chargé d'écrire pour l'Encyclopédia Eïnaudi et qu'il doit cosigner, il me propose de m'emmener au Maroc pour les vacances de Pâques ( nous n'irons pas ), un groupe de chercheurs américains est en train de développer un programme informatique sur la base des cinq codes de lecture forgées pour S/Z ( les débuts de l'hypertexte dont Barthes, sans le savoir, serait l'inventeur...) " (2)

" Je me suis vite rendu compte qu'entre Barthes et sa mère s'était nouée une relation trés particulière qu'on aurait pu réduire à la simple généralité oedipienne, ou à celle plus stéréotypée, et plus vulgaire encore, de l'homosexuel vivant avec sa mère. C'était la relation de deux individus dont le lien de maternité ou de filialité avait été comme débordé par un amour totalement personnel, d'une grande autonomie et d'une grande plénitude dans les contenus imaginaires qu'elle déployait... " (2)

Il a poursuivi la lecture où il l'avait suspendue dans la nuit :

" Que dit le maître au disciple pour susciter ainsi chez lui ce désir de savoir, ce désir de penser ? Il lui dit tout simplement : " Tu peux penser ". " (2)

" Peu à peu je me suis convaincu que Barthes aimait son ennui. Qu'il aimait interrompre longuement toute communication et peu à peu chuter dans le neutre comme dans une sorte de coma public.
J'aimais penser que cet amour de l'ennui, ou du moins cet art ascétique de l'ennui qui absorbait son énergie vitale, était né avec la cure de silence qu'il avait faite lors de son séjour à Saint-Hilaire pendant sa tuberculose. Je me disais que cette étrange cure, dont je n'ai jamais su exactement le protocole et la motivation thérapeutique, avait été comme originaire dans cette habitude prise à s'ennuyer. Une habitude au sens de Proust, comme l'habitude du baiser maternel. " (2)

" Parfois nous parlions d'amour et il fallait répondre à la question : " Qu'est-ce que faire l'amour ? " Quand ce fut mon tour, je répondis, je ne sais pourquoi : " C'est l'étreinte. " Et Barthes ajouta : " C'est ça. C'est tout à fait ça. " (2)

Il a refermé le livre, et il s'est dit, et pour moi, " Qu'est-ce que faire l'amour ? " : " C'est voir, c'est écouter, c'est être éternellement dans l'Instant. " mais aussi : " C'est écrire sur un corps aimé le plus beau des romans. " ou encore : " C'est offrir au corps aimé une musique de la Joie. " Il s'est dit qu'il reviendrait dans quelques mois, dans le cimetière du village et déposerait ses petits cailloux sur la pierre grise et blanche.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Le corps pluriel / Roland Barthes par Roland Barthes / Écrivains de toujours / Seuil / 6 août 1973 - 3 septembre 1974
(2) Roland Barthes le métier d'écrire / Eric Marty / Fictions & Cie / Seuil
(3) Esquisses du Bonheur

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