mercredi 30 décembre 2009

La Laitière de Bordeaux




" Madrid s'est endormi, il sent une tension monter dans son ventre, ses vieux démons s'invitent, le sommeil l'oublie, il se dit que dès demain, il prend le premier train pour la frontière, oublie tout, toute cette histoire impossible qu'il tente de réinventer. Il s'est allongé sur le lit, pas un bruit, le manuscrit est ouvert : « Goya dénude sa belle laitière bordelaise dans son minuscule salon où s’amoncellent les dessins et les toiles. Leurs corps s’unissent et ses mains se posent sur sa poitrine, délectation. Il est de fort bonne humeur et la jeune femme aime venir poser pour son peintre, les séances se déroulent en début d’après-midi, pas tellement pour la lumière qui fait briller ses pinceaux, mais parce que c’est à ce moment de la journée où il est de forte bonne humeur. Il se souvient d'avoir peint ce tableau pour le Duc, il se souvient de la cour d'Espagne, de la musique qui s'éloigne, des fantômes qui s'invitent. Mais aujourd'hui, il peint la vie, et embrasse sa laitière d'amour. Elle a fait glisser son chemisier blanc et il embrasse ses seins. Puis il prend ses distance et pose sur la toile quelques touches de blanc, de gris, de jaune, juste ce qu'il faut pour attendre. Elle est nue dans ses bras et le vieux peintre comme on l'appelle dans la rue, le vieux peintre se lance dans la découverte sur le vif d'un corps. Ce n'est pas une épreuve, c'est une aventure. Leur jouissance dure longtemps, elle donne au vieux peintre des pistes pour des toiles qui vivront demain, mais l'heure n'est pas à la peinture, l'heure est à la jouissance. Leurs rencontres l’étonnent toujours, il est heureux, un répit, car le soir venu ses fantômes prennent toute la place, l’assomment, l’enferment dans leurs cercueils de douleurs, c’est insupportable, il n’en parle à personne, seule sa peinture peut dire tout cela, les mots ils se refusent à les laisser être contaminés, c'est comme sa peau, même usée, elle doit avoir la même élasticité, la même vérité du corps. Parfois le matin il va saluer la Garonne, le visage de sa belle laitière se reflète dans les eaux qui se projettent sur les piliers Pont de Pierre. La lumière de ses toiles claque sur les voiles des bateaux qui attendent la marée, barriques de vin, ballots de tissus colorés, malles de tissus. Il croise des jeunes femmes qui remontent leurs jupes en le voyant. Il s’est déjà fait traité de fou, on a voulu l’enfermer, lui prendre ses pinceaux et ses couleurs, mais en vain, il continue de peintre sur le motif. Sa belle laitière a dégrafé le haut de son double corsage brodé, remonté ses jupes, il s’est placé à la bonne distance. Il fixe la toile et son modèle, leurs yeux se croisent, ses pinceaux se signent et libèrent l’espace, sa laitière est contre lui, il admire cette forte poitrine blanche, fait courir un pinceau sur sa peau, sa brosse couvre ses cuisses. Il lui parle de l'Espagne, du sable, de la pierre, des fleurs, du chant qui monte des rues d'Almonte, de lui, de Cervantès, il voudrait follement lire à haute voix les aventures du Quichotte, mais ici à Bordeaux, pas un livre, rien que ses couleurs, ses rêves et ses pinceaux. Ils ont joui au pied du chevalet. Ma fée des bords du Rhône aime cette histoire, elle aime lorsque ma voix glisse dans les draps et s'enroule autour de ses cuisses. » - Esquisses du bonheur - 2008

à suivre

Philippe Chauché

1 commentaire:

  1. Ce texte est si beau! je suis tombée dessus par hasard...Quelle émotion en le lisant! la sensualité des mots nous imprègne, tel un parfum qui nous enveloppe et nous emmène loin...retrouver la laitière et le peintre. Merci!

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