samedi 29 septembre 2012

Des Dieux et des Hommes


" La veille de son départ, Maqroll eut une longue soirée de conversation avec sa logeuse. Ce voyage, qui devait être le dernier, comportait des risques évidents. Il lui laissa des instructions sur la conduite à tenir au cas où il y perdrait la vie : prévenir par télégramme la Banque de Trieste qui lui envoyait les mandats, et garder pour elle les deux livres qu'il laissait. Il y aura toujours quelque client francophone pour les lire ; brûler tous ses vêtements ainsi que les papiers qu'il conservait dans une sacoche de toile au fond de sa valise, sans rien montrer à personne ; dire à Amparo María que sa rencontre avec elle avait été pour lui le dernier bienfait et le plus magnifique que lui eussent jamais prodigué les dieux. Enfin, ils firent leurs comptes. Maqroll régla ce qu'il lui devait encore pour sa pension et s'en alla dormir car il lui fallait se lever tôt le lendemain. " (1)



à suivre

Philippe Chauché

(1) Un bel morir / Álvaro Mutis / traduc. Éric Beaumatin / Grasset / 1991

vendredi 28 septembre 2012

Impudeur



" On ne sait quand un plaisir pourpré
A être seule avec son eau distend le rire
Ouvre les jambes crues depuis longtemps fermées
Un estuaire que le poil fumant sépare
En déplaçant la position même du secret

Le sexe merveilleux qu'elle brise et retient
Qui la blesse toujours ; et l'eau inattendue
L'attend comme si cette eau noire était nue
Tant de chaleur bouillonne au carrefour
Suzanne retient l'eau arrière et se voit nue

Tant de vapeur remue avec les feuilles fraîches
Qui sont d'accord !  tant de puissant baiser
Se souvient et d'anciennes larmes s'accrochent
Tant de fauve pénètre leur délicatesse
Que Suzanne au pli profond du vert se meurt

Où rien ne joue que la tendre et tendre impudeur. " (1)

à suivre

Philppe Chauché

(1) Suzanne au bain / Matière céleste / Pierre Jean Jouve / Poésie / Galllimard / 1995

mercredi 26 septembre 2012

Le Corps est Musique


Que l'on ne s'y trompe pas Cécilia Bartoli n'est pas une star, mais une déesse, pas étonnant qu'elle se livre parfois à de surprenantes flâneries musicales avec Alessandro Scarlatti, George Frideric Haendel, Antonio Caldara, Antonio Vivaldi, ou aujourd'hui Agostino Steffani, des hommes d'église et de musique ; il fut un temps, pense-t-il, où les hommes de Dieu avaient ce talent, et les déesses le leur rendaient bien - les sacrements enjouaient les corps et les partitions - pas étonnant que son corps fasse ainsi corps avec la musique, tout chante en elle, tout est chant dans le mouvement de ses lèvres, de ses yeux, de ses seins, de ses hanches, tout est musique dans la musique, dans sa musique de déesse, tout est musique dans ses mots, ses passions et son savoir savoureux, sa musique se déguste comme l'on goûte à un corps accordé au Temps.


" Dans ce mauvais âge défini par la voiture, la radio, l'image, le journal, tous usages de la violence, il n'est plus de vérité pour certaine race que dans la beauté d'un vers, d'une ligne, d'une forme ; il n'est de vie possible que verticalement, en dehors, par un assemblage de sons, de couleurs et de mots. La beauté de quelques phrases d'hier est comme enduite d'éternité. Donnez-moi la puissance de me rapporter constamment à cette réalité redoutable ; donnez-moi de me sentir toujours capable de l'immuable langue qui, partant de nul lieu, de nul état, sous nul ciel, monte verticalement avec ce qui est dit et ce qui est antérieur au dit, pour vous rejoindre, Dieu  Tout est profondeur, oraison et salut, dans un poème d'airain en apparence, et de pure ascension en substance. " (1)

à suivre

Philippe Chauché


(1) Beauté / Proses / Pierre Jean Jouve / Poésie / Gallimard / 1995

mardi 25 septembre 2012

Mots d'Automne


Claude Nori
" Solitaire automne -
un soupir ah ! le son
d'une cloche lointaine "

Yûsui

à suivre

Philippe Chauché

samedi 22 septembre 2012

L'Observateur









" Il faut (donc) se mettre devant la Nature, devant son mystère. Il faut, pour la pénétrer, donner sa vie ou une grande partie de sa vie. Ainsi, ce que l'on apprend d'elle on le retient, car on le fait sien. Et si l'on comprend quelque chose, c'est un don de créateur que la nature s'est laissée ravir. Les observations faites devant la nature sont votre création, création au regard de l'impuissance générale et non de la Nature elle-même. Puis, si vous faites d'autres observations, c'est le secret même de la nature que vous découvrez à nouveau. " (1)

" Formons donc notre outil par la longue observation des lois de la Nature, par la méditation, par la réflexion. C'est un grand bienfait de ne pas saisir ces lois du premier coup : la compréhension trop facile ne prend pas racine. Et c'est un pauvre don que la facilité, car la patience laborieuse peut seule faire un bon outil. Le bénéfice de ce travail est grand : il nous rend la Nature familière. Et le jour vient où la Nature se laisse aisément ravir ses secrets par le bon outil du bon ouvrier. Surtout si cet ouvrier a le silence pour compagnon, car le silence aide beaucoup : il apporte. " (1)







Tout observateur de qualité, tout curieux avisé et discret, sérieux, silencieux, vif et parfois sidéré, ne manquera pas d'appliquer à la lettre les observations et les règles de Rodin à ses attachements particulier pour une femme, cette femme particulière, que lui seul connaît, ou pour le moins, le seul à s'employer à voir ainsi,  de loin, à approcher, pour saisir de plus près, et à s'éloigner pour mieux la saisir - la bonne distance de l'admirateur dit beaucoup de chose  de ce qu'il est, la beauté éclatant toujours à cette bonne distance, oh combien éloignée de la pornographie bavarde et dominante -, avec la même attention que le sculpteur, il s'agit de se mettre devant elle, donner une grande partie de sa vie pour la pénétrer, cela n'est ni de tout repos, ni donné à tout un chacun ; il se souvient d'un temps passé, qui dura le temps d'une chanson sentimentale,  à admirer un visage d'étrange beauté qui s'accordait au grain troublant de sa voix, et d'avoir ce soir là fait à la fois provision de beauté et de silence, que finit par clore un éclat de rire, mille fois plus gracieux que ceux qu'en ces temps d'impuissance générale on nous abreuve.
L'observateur galant qui a appris à voir, ne perdra jamais la vue. 

à suivre

Philippe Chauché  



(1)  Auguste Rodin / Éclairs de pensée / Écrits et entretiens / Éditions du Sandre / 2012

mardi 18 septembre 2012

Saint Tomás




" Je ne crois que dans ce que je vois, et ce que je vois n'est pas ce que vous pensez que je puisse voir, c'est tout autre chose ! "
Mais que voit-il, que nous ne pouvons saisir ?
Mais que saisit-il, que nous ne pouvons voir ?
L'imaginaire du réel est le réel de l'imaginaire, c'est ainsi que s'écrivent les oeuvres de beauté ! Le Temps suspendu à une muleta dans sa gravité - la tauromachie n'est pas toujours chose joyeuse ! - pour se retrouver dans une trinchera que rien n'oblige sauf le savoir de l'homme - le savoir et sa profonde - templar - sagesse ancienne - qui n'attend et n'entend rien du chichi taurin dominant, mais qui est le silence absolu du toreo.

Que fait-il que les autres ne font pas ?
Où est-il dans cette histoire qui se joue sur le sable ?

" Tomás ? Un saint ou un ange. Qu'est-ce qu'un ange ? Un être sans ombre. On sait peu sur lui, sauf ces inclinaisons, supra, arrachées à quelques rares interviews. José Tomás parle plus à son boxer Manolete qu'aux journalistes. Et s'il se confie, c'est au toro. Autre caractéristique des anges :  ils circulent de droite à gauche ou de gauche à droite sans passer par le milieu et sans laisser de traces. Tomás se pose sans peser. Et, critère taurin absolu, sans lever la plante des pieds. Après ses meilleures faenas, on peut scruter la piste. Pas ou peu d'indices d'une présence, d'un corps. Pas de zébrures sur le sable. Celles que font les zapatillas des toreros du zigzag se replaçant nerveusement par petites courses, parce qu'ils ne dominent ni les attaques des toros ni la chamade de leur coeur. Lui se transforme en minéral ou en métal. Il l'a dit : les jours de corrida, il laisse son corps à l'hôtel. On peut en déduire qu'il veut devenir seulement une muleta, de la même façon que Glenn Gould du Naufragé de Thomas Bernhard a juste le désir d'être, non pas un pianiste, mais un piano, son Steinway, pour se passer de ce Glenn Gould qui fait écran entre Bach et lui. Le pianiste, le trop. Il respire, il sue, il s'agite dans la poussière. Les pianos ne bougent pas, et ne soulèvent pas de poussière lorsqu'ils jouent. Tomás, pas plus. Lorsqu'il joue juste, lorsqu'il torée juste, on l'imagine en apnée. Chez lui, très peu d'empreintes, et une gestuelle réduite à sa plus simple et compliquée expression. Jean Baudrillard dans Cool Memories : " Il faut être parfait danseur pour danser l'immobilité. " (1)

Tomás à Nîmes, six toros et combien de faenas ? Chacun répondra ce qu'il a vu, ce dont il se souvient ou ce qu'il imagine avoir vu, note-t-il, mais les faits sont là, c'est la grammaire taurine, chaque toro est reçu près des barrières, puis en trois quatre véroniques et il est au centre, c'est bien au centre que l'on se doit d'être, non ? Le centre : exposition absolu et visible par tous, et tout d'abord par le toro. J'y suis, j'y reste, semble-t-il dire, comme l'affirment les enfants !
Économie du geste, geste de l'économie comme chez Beckett, un mot, deux mots, une phrase et cela suffit, toute profusion tue le mouvement interne du déplacement et de la phrase. En deux passes trois mouvements il dit : je suis un torero classique, et je m'accorde en un temps aux quatre temps du toro, le reste, les autres, il récitent ce que l'on attend d'eux, moi je sais et je suis. Leçon philosophique, Montaigne nous invitait à " faire court " à écrire en deux phrases trois mouvements, et ainsi dévoiler la transparence de sa pensée, celle du torero est d'évidence, et c'est cette évidence qui le rend unique, l'unique et son double invisible.




à suivre

Philippe Chauché


(1) José Tomás Román / Jacques Durand / Actes Sud / 2004

lundi 17 septembre 2012

La Beauté du Miracle


 Une tauromachie à livre ouvert sur le Paradis.





à suivre

Philippe Chauché

Le Héros


" Le JE NE SAIS QUOI, qui est l'âme de toutes les bonnes qualités, qui orne les actions, qui embellit les paroles, qui répand un charme inévitable sur tout ce qui vient de lui est au-dessus de nos pensées et de nos expressions ; personne ne l'a encore compris, et apparemment personne ne le comprendra jamais. Il est le lustre même du brillant, qui ne frappe point sans lui ; il est l'agrément de la beauté, qui sans lui ne plaît point ; c'est à lui de donner, pour me servir de ces termes, la tournure et la façon à toutes les qualités qui nous parent ; il est, en un mot, la perfection de la perfection même ( c'est moi qui souligne ), et l'assaisonnement de tout le bon et de tout le beau. " (1)

L'évidence de la beauté lorsqu'elle vous saisit, note-t-il, produit des effets étranges, et transforme sur l'instant le regard que vous portez sur le mouvement de l'art.  Ce qui est apparu dimanche matin dans l'ovale de Nîmes est ce lustre du brillant,  si bien mis en lumière par l'éclatant Baltasar Gracián, il est à mille lieux de ce qui habituellement se joue dans une arène, la tauromachie suit au jour le jour son petit chemin d'ennui, avec parfois quelques éclats - fleurs du printemps qui  - se fanent en été - et en deux heures et demie elle se voit réduite à son blabla et son chichi par un héros qui possède non seulement tout le savoir du toreo mais aussi toute la saveur de la beauté de l'art, José Tomás Román Martín, est un torero du réel absolu, ce réel - un taureau, une cape, une muleta, une épée, un torero - qu inscrit sa grâce dans trois actes fondamentaux - oubliés ? - tocar, mandar, templar -  qui jamais ne les oublie mais qui les accorde à ce qu'il est par essence :  un artiste, un artiste qui produit de la beauté et rien que de la beauté, et cette beauté d'une essence naturelle, se trouve là, par le miracle de l'art, pense-t-il, transformée en oeuvre permanente qui vous saisit et vous accompagne dans ce mouvement - visible comme jamais ce dimanche à Nîmes - celui du Temps et de son dépassement.


à suivre

Philippe Chauché

(1) Le Héros / Baltasar Gracián / traduc. Joseph de Courbeville ( 1725 ) / Distance / 1993

samedi 15 septembre 2012

De la Beauté, des Femmes et de l'Art



" Je me souviens de deux soeurs âgées d'une vingtaine d'années que je croisais à Biarritz, dans tel ou tel bar à la mode, durant mes années de dérives nocturnes. L'une, plus jolie que son aînée, était pourtant moins belle. L'aînée ne manquait pas des charmes de sa cadette mais, comme elle savait les voiler, toute sa personne gagnait en charme. Bien qu'elle montrât plus de distinction à tous égards, c'était pourtant la première qui avait le plus de succès. A mesure que la soirée passait, je voyais celle-ci papillonner au milieu des garçons pressés de la circonvenir, toute fière d'escamoter à leurs yeux les efforts de séduction des autres jeunes filles - cependant que je demeurais dans la compagnie de sa soeur, à l'écart du bruit, m'adonnant avec elle au plaisir d'une conversation digne de ce nom, où la gravité se dégrafe un peu et se déchausse pour danser plus légèrement avec l'esprit. " (1)

" Détachée de cela même qui hante la jolie femme, la belle femme ne semble préoccupée que de souvenirs,  de songes, de divagations dont, en la contemplant, on devine une cause douloureuse, mais qui, en même temps, préservent son être en une salutaire solitude. Est-ce l'épreuve d'un sinistre, d'un désastre, d'une fêlure vécue par la fillette ou l'adolescente d'autrefois ? Est-ce la vive sensation de la fuite du temps ? Qu'elle que soit l'origine de la tristesse qui se lit sur ses traits, elle leur confère une distinction, une race. " (1)

" Au fond, parler de la beauté oblige à établir une esthétique négative, comme ces mystiques qui, cherchant à définir Dieu, n'ont d'autre option qu'une théologie négative. De même que, faute de recenser avec précision les attributs de Dieu, ils passent en revue ceux qui ne peuvent le caractériser, de même, pour dire ce qui est beau, il me faut exclure ce qui ne l'est pas, c'est-à-dire tout ce qui ne peut s'immiscer en mon imaginaire - ma " vie intérieure ". Non que mon imaginaire souffre d'une rigidité caractérielle, mais il s'y est établi malgré moi une commission de censure rejetant sine die toute production littéraire, cinématographique, picturale, musicale ou autre, dont l'aspect, la teneur, le style, l'intention même, ne sauraient cadrer avec ce décor intime... Eh bien, si je devais exprimer la fin de non-recevoir que j'adresse à certaines oeuvres, je dirais : " Cela ne me va pas ! " - dans les deux sens du terme " aller ", l'un synonyme de " plaire ", l'autre, celui que soulignait Wittgenstein, de " seoir ". (1)

Reprenant à mon tour, à son compte, note-t-il, la remarque de Wittgenstein à propos d'un costume qui tombait bien comme une second peau, il écrit, que ce livre lui va, comme lui vont les oeuvres de Gracian, de Montaigne, de Proust, de Ramon Gomez de la Serna, de Pessoa,  de Kafka, de Cioran, Sagan, de Quignard, de Meyronnis, - ne doutant pas que les penseurs sont des romanciers, et ces derniers ressemblant aux premiers - comme lui vont au mieux, les opéras de Mozart, les concertos de Vivaldi, les ballades de Bill Evans, les thèmes de Miles Davis, les improvisations silencieuses de Paul Bley ou de Jimmy Guiffre, comme lui vont aussi les tableaux ou les dessins - qui sait encore dessiner se demande-t-il souvent ? - de Goya, de Cézanne, de Motherwell, de Tapies, mais aussi celles de Watteau et de Rodin, n'ayant comme l'auteur de ce beau petit livre, comme seul choix - que dictent quelques expériences, une certaine éducation du temps, et quelques justes fréquentations -  celui du style qui cadre au mieux avec son imaginaire, qu'il console de sa funeste destinée par le talent gracieux et beau d'artistes saisissants.
La beauté seule, conduit au silence, pense-t-il, et le silence la fait parfois apparaître, ce petit livre silencieux et beau en est la vive vérification.

à suivre

Philippe Chauché

(1) La Beauté - Une éducation esthétique / Frédéric Schiffter / Autrement / 2012

mardi 11 septembre 2012

Dernier Hôtel


" Dès le premier soir, la porte poussée, il était devenu citoyen d'un autre monde. Il y avait maintenant cinq jours qu'il habitait là et qu'il là et qu'il prenait le même incroyable plaisir à se sentir absent. Qui viendrait le chercher ici ? Cette impression qu'il dépistait toutes les polices de l'univers, qu'il compliquait les enquêtes sentimentales de ses maîtresses, qu'il contrariait les perquisitions intéressées de ses amis, comme elle agréable ! Elle emplissait béatement le creux vaste de sa torpeur. " (1)

" Il l'écoutait et il lui semblait entendre ses propres paroles souvent retenues, l'expression d'un désespoir qu'il ne voulait pas avouer, mais qui le prenait quelquefois, quand il songeait non point au désastre récent - dont les conséquences immédiates étaient claires - mais au moment du règlement de comptes : avec tous les hommes et toutes les femmes de l'univers, avec toutes les femmes de civilisation ( ô l'impressionnante fuite en Egypte ! ), il se sentait arriver à un coude de la route : au-delà, qui le savait, vivrait-on nu, vivrait-on d'herbes, de viandes, aurait-on surtout l'ordre logique, ou acquis de la pensée ? Oui,, Zoya avait raison, l'amour même était corrodé, comme le reste. S'il demeurait pour quelques privilégiés la dernière île déserte, à la ressemblance de l'hôtel de La Turbie, il n'en serait pas moins que bonheur réalisé, aujourd'hui, à condition qu'il fût de qualité, ne pouvait repousser le remords, n'avoir pas un peu honte de sa réussite en face de tant de couples séparés, de coeurs prisonniers ou à jamais solitaires. " (1)

Il s'est souvent demandé par quel miracle certains livres lui adressent la parole, lui sautent aux yeux, parfois sans ménagement, mais avec l'insistance amusée des suicidés qui une dernière fois lèvent leur coupe de champagne à la santé de tous les instants gagnés qui sont perdus, ou de tous les instants perdus qui par le miracle des concordances ou des discordances sont au bout du compte gagnés, ce petit livre s'est offert à lui, comme parfois - instants rares - le regard d'une inconnue qui sait qu'elle n'aura rien à gagner à lui parler et rien à perdre à s'en passer, et qui entre deux raisons, celle d'une fin amusante et amusée, se livre à lui, ce livre est celui d'instants perdus dans un hôtel dont rêvent seuls les dandys qui rien n'outrage sauf la vulgarité commune et partagée par les humanoïdes policés, le désespoir du temps n'a d'autres raison que celles de ces raisons, pense-t-il, et d'embrasser Zoya, merveilleuse femme dont pouvait rêver Fitzgerald et de se laisser embraser par ce petit livre gracieux et désespéré.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Hôtel de la solitude / René Laporte / la dilettante / 2012

dimanche 9 septembre 2012

D'un Château l'Autre




" En mai 1885, la princesse de Sagan organisa à Paris une somptueuse soirée déguisée, baptisée " bal des bêtes ". Commedia dell'arte et fantasia, falzars bizarres et fanfreluches, féerie pour une autre fois, il faut se figurer une fête carnavalesque, aux embruns vénitiens, avec vieilles maisons de guingois dans les eaux du n'importe quoi et gondoles tanguant sur la gaudriole. Les masques étaient variés, au sein de cette nouvelle arche de Noé : un coq et un canard trinquaient ; un dindon et un héron se pavanaient dans les salons ; renard, girafe, chouette et lion dansaient sous les lustres ; libellule, pie, colibri et oiseau de paradis étaient aussi de la party. Tout le gratin fin de siècle s'était pressé à cette animalerie. La duchesse de La Rochefoucauld-Bisaccia était évidemment là, accoutrée en pélican, alors qu'un autre La Rochefoucauld se produisait en loutre dans un coin sombre. Une baronne de Rothschild se trémoussait elle en chauve-souris, pendant qu'une autre Rothschild avait sorti la tête de panthère en plus de ses diamants. Vers minuit, la fiesta dérapa vraiment dans la folie : une nuée de femmes du gotha débarquèrent grimées en abeilles, les messieurs se mirent à singer des bourdons et tous se mêlèrent, s'embrassèrent, se palpèrent et se marchèrent dessus, perdant leurs bréchets dans le brouhaha et trouvant d'autres poitrines dans une transe échevelée, délirante - ébouriffante - abracadabra, zigzags et zizanie, dans mes bras ô toi tohu-bohu de la bouffonnerie définitive.
Cette franche débilité festive ne dérida pas Drumont le moins du monde. Dans La France juive, il revient avec sévérité sur le " bal des bêtes ". Il s'énerve tout rouge contre " l'avilissement de cette malheureuse aristocratie ", " ces abaissements ", " cette espèce de prostitution de soi-même ". Les La Rochefoucauld sont plus d'une fois montrés du doigt, accusés de fricoter avec le bouc émissaire de Drumont - " L'amour des Juifs, d'ailleurs, est très développé dans cette famille. " Le duc de La Rochefoucauld-Bisaccia est ici visé. Drumont voudrait qu'il soit " l'incarnation de la haute aristocratie, le représentant des idées de chevalerie, d'honneur et de foi. ", mais il s'est hélas " perdu dans les mauvaises fréquentations, les fréquentations de Juifs ". Drumont pleure " ce grand nom de La Rochefoucauld, qui rappelle des siècles d'héroïsme, des batailles gagnées " - et qui maintenant est lavé. Traîtres à la France du passé que ces La Rochefoucauld déguisés qui butinent et font les zigotos dans une ruche pleine de Rothschild ! " (1)

Ce qui caractérise notamment les antisémites c'est leur manque notoire d'humour, les temps n'y changent rien, leur plume comme leur corps ne savent sourire, et qui ne sait sourire, ne sait jouir.

à suivre

Philippe Chauché

(1) La Révolution française / Louis-Henri de la Rochefoudauld / L'Infini / 119 / Gallimard

vendredi 7 septembre 2012

Celui qui Voit


" Je revois encore, au-dessus de sa cravate mauve, soyeuse et gonflée, le doux étonnement de ses yeux auxquels elle avait ajouté sans oser le destiner à personne mais pour que tous pussent en prendre leur part un sourire un peu timide de suzeraine qui à l'air de s'excuser auprès de ses vassaux et de les aimer. Ce sourire tomba sur moi qui ne la quittais pas des yeux. " (1)

Le saisissement d'un regard lui en disait plus que toute parole, pense-t-il, le regard souvent ignore qu'il fondera un jour le mot, la phrase, le roman, un regard écrit la recherche du Temps.

à suivre

Philippe Chauché


(1) Du côté de chez Swann / Marcel Proust / Gallimard / 1987

mardi 4 septembre 2012

L'Ecrivain de l'Inquiétude



Qui connaît un peu ce qu'écrit Richard Millet, qui a lu avec prudence, passion et attentions ses romans et ses essais, constate que ce qui a affolé ces derniers temps le mundillo littéraire est semblable à ce qui l'effrayait lorsque Céline publia d'Un château l'autre, même rage, même soif irrésistible de vengeance, même dénonciation, même envie d'en découdre et de découdre le bel ouvrage qui déplaît, comme si la littérature était là pour plaire, et par un retournement - un changement de main ou une passe de châtiment - l'auteur se glisse dans la peau du diabolique écrivain de Meudon, le tour est joué et les jeux sont faits, on peut donc, note-t-il en venir aux livres, ce qui est, pense-t-il la moindre des choses, et y voir des ouvrages de l'inquiétude, et cette inquiétude en fait trembler plus d'un, où l'auteur n'est, on le comprendra, pas en reste.

" Le vrai lointain est intérieur, pensais-je en fermant les yeux, agacé par cette alliance de mots qui me venait d'un titre de Michaux, Lointain intérieur, et me demandant comment échapper aux effets de surface de la littérature, avant de me laisser aller à de tout autres pensées, du moins à envisager ce voyage autrement que je ne venais de le faire, par exemple en reconnaissant que si tout voyage, comme tout évènement, possède un sens, il a d'abord une cause, un point de départ, un milieu, qui est son rythme de croisière, y compris dans ce qui le perturbe, et une fin. Le vrai motif ou la raison supérieure pour laquelle j'avais accepté d'aller à Amsterdam, je m'en rendais enfin compte en l'accordant à la raison picturale, était de m'éloigner d'Alix, la très jeune femme avec qui je vivais, depuis un peu plus de deux ans, une histoire difficile, donc intense mais exténuante et vouée par là même à l'échec, comme tant de relations amoureuses dans lesquelles l'amour est lié à ce que j'aimerais appeler l'intranquilité si le mot n'était en quelque sorte confisqué par Pessoa, si bien qu'il me faut retrouver, au sens fort, celui d'inquiétude. " (1)




à suivre

Philippe Chauché

(1) Intérieur avec deux femmes / Richard Millet / Pierre Guillaume de Roux / 2012