lundi 5 octobre 2009

La Courbe du Temps (47)



" L'auteur de cet itinéraire a un grand désavantage ; rien, ou presque rien, ne lui semble valoir la peine qu'on en parle avec gravité. Le XIX° siècle pense tout le contraire, et a ses raisons pour cela. La liberté, en appelant à donner leur avis une infinité de braves gens qui n'ont pas le temps de se former un avis, met tout parleur dans la nécessité de prendre un air grave qui en impose au vulgaire, et que les sages pardonnent, vu la nécessité des temps. " (1)


Elle s'amuse beaucoup à lire à haute voix ces écrits de voyages. Sa voix électrise mon salon d'écriture ; la nuit fait fondre la blancheur de la pierre, gomme le relief des façades, et installe une suspension du Temps. Je ferme les yeux et l'écoute de l'intérieur, je devine chaque mouvement de lèvres, chaque déplacement, les pages qu'elle tourne et retourne, les éclairs de ses yeux qui se posent sur le papier bible et le fait flamber. Point de gravité, défi au siècle et aux nécessités du temps, saisissement des éclats des phrases qui se transforment au contact de ses lèvres ; c'est ainsi qu'elle m'embrasse, se dit-il, je vois et j'entends tout clairement. C'est Rome, disiez-vous, non c'est ici, sur les bords du fleuve et sous les arbres, c'est ce qu'il pense en allumant une cigarette. Les humanoïdes ignorent ce que nous vivons, ce que nous faisons toutes lumières ouvertes. Un livre, une lectrice illuminée, un homme silencieux, la nuit, l'espace enveloppé par une voix céleste, liberté absolue de ses mouvements, éclairs nets de légèreté, une gifle aux assis agités, c'est ce qu'il pense. En une seconde, sa voix a laissé place à la musique de Bye Bye Blackbird. Génie de la Musique, comme un temps un aristocrate qui passa dans cette rue en 1804, l'écrivit à propos du Christianisme. Keith Jarrett, Gary Peacook, Jack DeJohnette, tous les trois sur les pas de Miles. Tout est net, clair, sans gravité, le musicien est mort nous dit-on, c'est possible, mais pas certain, seule la Musique vit. Ecoutez, vous verrez, si vous savez voir la musique, si vous savez entendre le silence, note-t-il sur son écritoire.

- C'est d'une beauté rare.
- Vous verrez, douce amie, ces musiciens sont des orpailleurs.
- Je suis heureuse de vous voir heureux.
- - Vous ne pensez pas si bien dire.

Ainsi pense-t-il se vit la résistance à la lourdeur, à la vulgarité, à la gravité dominante.


La fumée s'envole vers la rue devenue noire, la musique nous accompagnera toute la nuit, lui dit-il. La danseuse rouge du bord du fleuve et sous les arbres s'est endormie. Je laisse la Courbe du Temps s'immiscer dans ses rêves.


" Je ne désire être compris que des gens nés pour la musique ; je voudrais pouvoir écrire dans une langue sacrée. " (1)

à suivre
Philippe Chauché

(1) Promenades dans Rome / Voyages en Italie / Stendhal / Bibliothèque de la Pléiade / Gallimard

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