samedi 3 octobre 2009
La Courbe du Temps (46)
" Car nos pensées effectivement ont en haine toutes les choses qui ont été compagnes de nos déplaisirs, et aiment celles qui ont été compagnes de nos plaisirs. Au moyen de quoi il advient qu'un amoureux prend parfois grand plaisir à voir une fenêtre, bien qu'elle soit fermée, parce qu'une fois il aura eu la faveur d'y contempler sa maîtresse ; pareillement il aura plaisir à voir une bague, une lettre, un jardin, un autre lieu, ou quelque chose que ce soit, qui lui semble avoir été le témoin complice de ses plaisirs. " (1)
L'été résiste. Les soies colorées de gris et de rouge poursuivent leurs envolées dans la rue des Martinets, c'est ce qu'il note sur son écritoire, les cotons gris transparents se glissent sous la pierre blanche, les éclats de peau habillent le mouvement du Temps. Tout est léger, et la danseuse rouge des bords du fleuve et sous les arbres est lumineuse.
Nous avons rendez-vous dans un espace secret, ajoute-t-il, un lieu où des écrivains vifs et inventifs saisissent le Temps et sa Courbe. Je débouche une bouteille de vin blanc, sur l'étiquette, le portrait dessiné du Marquis de Sade, ils sont les seuls à résister, à oser ainsi l'afficher, face à la domination générale. Enfant, il jouait à se retrouver et à se perdre dans le parc du Château de son père à Mazan, des vignerons écrivains s'en souviennent. Ils l'affirment. Ils ont raison.
Nous croisons nos verres : à vos éclats belle et douce aimée, à votre grâce, aux vagues claires de votre plume, aux courbes douces de vos épaules, aux vives élévation de votre corps, à vos silences, à la musique de votre sommeil, à votre sourire, à tout ce que je vous offrirai sur l'Instant.
Elle ferme les yeux et épouse en silence le mouvement de ma main qui lui caresse la joue, c'est ce qu'il écrit, ajoutant, elle se glisse dans la musique de ma bouche et cesse de respirer. Vos silences, pense-t-il éclairent mon écritoire. Il note aussi, je pourrai ainsi toute la nuit l'embrasser dans les éclats de la lune qui vrillent les statues des vierges illuminées, mais aussi, je pourrai caresser votre dos, tout le jour, et ne cesser d'écrire sur votre ventre des phrases écarlates nées sur les bords du fleuve et sous les arbres, je pourrai croiser mes jambes sur votre regard, et vous écouter dormir toute la nuit dans la douceur de l'été résistant.
Voilà toute l'histoire, j'écris, et je vois, note-t-il.
Voilà comment ça apparaît, les phrases scintillent, et s'en élève un éclat.
Je suis cette phrase permanente qu'aimante la Courbe du Temps.
La lumière de l'été résistant traverse mon regard.
Je fixe mon cadran solaire amoureux, les heures d'aimer, ce sont ajoute-t-il, les heures d'écrire, et l'inverse se vérifie dans sa jouissance.
J'écris, le mouvement de ses lèvres et celui de ma main, le mouvement de ses jambes est celui de mes yeux, le mouvement de ses mots est celui de mon corps.
J'embrasse de mes mains le mouvement de mon cadran solaire amoureux.
J'esquisse une danse sur mon écritoire, et une phrase jaillit comme une Fontaine de Jouvence.
" Une volée de phrases appelle un amour éclatant. On s'est donné rendez-vous, Mara et moi, sur les quais de la Seine, à hauteur du pont Saint-Michel. En l'attendant, j'observais le mouvement des feuillages sur les façades au passage des bateaux-mouches : leurs projecteurs font bouger l'ombre des arbres qui dessinent une forêt mouvante le long du quai des Orfèvres. " (2)
Elle a ouvert le livre et m'en fait une lecture fleurie, je ne dis rien, écrit-il, j'écoute la musique qui monte des arbres et du fleuve rouge.
Je joue du silence, et le silence se joue de moi, écrit-il. Jeux de silences, jeux de jouissances.
" Deux jours de soleil et d'orage. Hier soir, le ciel était tout enflammé de sombres et turbulentes lumières ; derrière l'église tout l'horizon brûlait, et jusqu'au-dessus de nos têtes dans de nuageux tourbillons pourpres et mauves. A l'est, au-delà des prairies, la nuit se levait dans la transparence des tendres verts et des bleus pâles grisés. (3)
Je poursuis mes dérives et laisse le verbe devenir mouvement. Nous écoutons, note-t-il, Troileana de Liliana Barrios :
- Quelle belle femme, lui dit-elle
- Quelle voix, ajoute-t-il
Je construis ma vie ainsi, dans le frisson gracieux d'un vieux tango, c'est ce qu'elle lui dit, mais sans nostalgie aucune, je danse pour la musique, et la musique du bandonéon s'accorde aux vibrations de ma peau.
" Vous glissez dans le zéphyr bleu et quand vous effleurez les eaux lisses de l'étang vous les faites vibrer comme si une note de musique parcourait la sensibilité du monde. (4)
Elle me retrouve comme prévu sur les bords du fleuve, longue robe rouge, éclat noir d'une broche pincée sur sa veste, une mèche sauvage caresse sa joue, c'est ce qu'il note sur son carnet de bord.
La joie délivre du doute.
La joie fait exploser toutes leurs certitudes vulgaires, la joie gifle leur langue approximative.
Les phrases que j'écris dans l'été qui résiste, une bombe qui va éclater à la face blafarde des humanoïdes plaintifs.
La joie dans son regard, sur les bords du fleuve et sous les arbres.
" Dora a la clé de la petite porte de fer donnant sur le parc... On attend la nuit, on entre... L'herbe est en velours noir, on change de blancs pour s'embrasser, les statues vivent leur obscurité blanche, les fleurs se reposent. On est faits pour l'aveuglette, les tâtonnements, les chuchotements, les petites danses rapides, les esquisses de rondes. " (5)
L'été résiste, c'est ce qu'il se dit, l'été, les humanoïdes l'ignorent, ils sont définitivement installés dans l'hiver glacial d'une langue moisie, et c'est mieux ainsi, pense-t-il, l'été de son regard, ajoute-t-il, est une source qui baigne mes mains.
à suivre
Philippe Chauché
(1)Le Livre du Courtisan / Baldassar Castiglione / traduct. par Alain Pons d'après la version de Gabriel Chappuis - 1580 / Éditions Gérard Lébovici / 1987
(2) Evoluer parmi les avalanches / Yannick Haenel / L'Infini / Gallimard
(3) Le jour et l'heure / Marcelin Pleynet / Carnets / Plon
(4) Lettes aux hirondelles et à moi-même / Ramon Gomez de la Serna / traduct. Jacques Ancet / André Dimanche Éditeur
(5) Passion Fixe / Philippe Sollers / Gallimard
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