mardi 1 mars 2011

L'Arc et la Flèche (8)



Avec Yannick Haenel, c'est toujours la même histoire, note-t-il, une histoire qui pourrait commencer ainsi : " nous tournons dans la nuit et une phrase, une phrase répétée comme une prière, ouvre une brèche qui nous conduit à la lumière ", les premières phrases sont une réception, une Kabbale, qui accueille d'autres phrases réunies, assemblées, unies, embrasées et embrassées formeront le récit, le roman.
Pour que la phrase vive il faut l'embraser, et l'embrasement de la phrase, enflamme le roman, les romans de Yannick Haenel flambent, comme la musique de Monk, la peinture de Twombly, et les romans de Kafka. " Le sens du calme " est un embrasement rouge, ce qui le rend peut-être plus aiguë, plus coupant que ses autres romans, le rouge et la terreur, terreur portée par ce photogramme de Nuit et Brouillard, où un enfant juif lève les bras au ciel sous la menace nazie, le rouge - celui de Twombly -qui, un peu plus tard dans le Temps du roman, va ouvrir cette brèche évoquée plus haut, ce rouge électrique qui pourrait réveiller un mort ou un vivant qui s'oublie, et qui le réveille.
Ce rouge électrique est une phrase, les phrases réveillent les morts dans " Le sens du calme " comme dans la Bible, mais comme plus personne ne lit la Bible, l'idée même du réveil des morts en fait toujours sourire plus d'un, quand elle ne les conduit pas à l'insulte, qui parfois est l'antichambre d'une terreur qui s'annonce.
La phrase cette musique qui ouvre une brèche - j'écris en écoutant en boucle For All We Know (1)-, un éclat de soleil, qui va, par la grâce du style faire éclore le roman. Lisons :

" Et puis je me souviens de la voix du film, son intonation neutre, comme celle d'un spectre. A l'époque, le commentaire m'avait glacé : j'imaginais qu'il était prononcé par un mort. Aujourd'hui encore, je peux en réciter des extraits par coeur ; il y a la phrase : " Rasé, tatoué, numéroté ", ou l'expression : " une salle de douche fausse ". J'entends aussi : " Le seul signe, c'est le plafond labouré par les ongles. " J'entends : " Avec les os, des engrais... avec les corps, on veut fabriquer du savon..."

"... Je viens de retrouver mon premier souvenir : il porte sur la criminalité humaine.
Est-ce le commencement ? La littérature est une parole sans origine ; peut-être est-elle la parole même de l'absence d'origine. Chaque écrivain conjure l'absence d'origine de la littérature en la faisant exister à travers lui - comme si elle naissait . Ainsi se refonde-t-elle à travers chaque écrivain qui se laisse traverser par sa voix.
A l'instant où l'on écrit, on est à la fois le premier et le dernier - c'est-à-dire tous les écrivains qui existent, et tous ceux qui ont existé.
Chaque phrase transporte avec elle la mémoire vivante, qui déborde celui qui la formule ; ce débordement fonde sans cesse la littérature.
...Une phrase m'accompagne depuis que j'ai écrit le premier chapitre de ce livre : " Celui qui n'a pas fait le tour de la vie avant de commencer à vivre n'arrivera jamais à vivre. " Je ne sais pas de qui elle est - Nietzsche ? Kierkegaard ? Blanchot ? Peu importe : sa clarté vient à mon aide. Grâce à elle, je comprends que cette première journée condense les expériences où ne cessera de s'accomplir ma vie : elles sont déjà toutes là, réservées dans la pliure d'un samedi. " (2)



Cy Towombly 1928 -

Il se dit poursuivant sa lecture, dans la brèche du jour, gris, venté, comme un dimanche du Jour des Morts, celui qui suit la Toussaint. En ces temps, je me demandais, pourquoi les morts n'étaient-ils pas tous des saints ? Il se dit qu'en ouvrant pour la première fois un livre, on est saisit ou dessaisit, c'est dans le saisissement que se produit le miracle alchimiste de la phrase, cette réception, et pour qui sait lire, lorsqu'un corps s'ouvre pour la première fois à vos mains, pense-t-il, c'est la même chose.

Il se souvient aussi, d'un autre saisissement, des toiles de Cy Twombly, découvertes pour la première fois à Avignon, dans cette belle demeure de la rue Violette, tout en haut, des éclats de traits plongés dans le magma et s'en extirpant à la force du poignet, des traits qui deviennent des phrases. Le miracle de la peintre a lieu sous mes yeux pense-t-il, le rouge du miracle aussi, le dessin me traverse le coeur, comme les dessins de Matisse embrasent ma peau, comme aussi les Mousquetaires de Picasso m'arriment au Temps et en détourne les fantômes. Il pense à Chateaubriand traversant Avignon et découvrant à son tour cette révolte du rouge contre un autre rouge, celui de la Terreur. Twombly peint contre la Terreur : tremblement de vie, le rouge sang d'une jambe, d'un bras, d'un ventre. Twombly dessine des corps emmêlés qui se transforment en phrases, c'est le peintre, ajoute-t-il, de la phrase rouge.

" J'écris ce livre sous un tableau de Cy Twombly. On peut le voir à Avignon, dans la collection d'Yvon Lambert. Une femme - une jeune Étrusque -, m'en a offert une grande reproduction, que j'ai accrochée au-dessus de ma table de travail : elle veille sur ce que j'écris.
J'ignore ce que ça représente : on dirait une boule de feu, un arbre, une fleur, un buisson. C'est du rouge qui bourgeonne à grands traits hirsute : une chevelure de sang qui se déchaîne, un noyau de flammes écarlates, des pétales coloriées comme une touffe de joie, une hémorragie. " (2)




Guido Cagnacci 1601-1663

" S-A-D-E ! ", ai-je-dit à voix haute. S-A-D-E : Spécialiste des Atrocités Devant l'Eternel ? Ou alors : Science des Actes et Désirs Excessifs ? Ou bien : Sale Amour Des Excréments. Ou plutôt : Son Altesse Désire Éjaculer. Ou : Salut Aux Déesses Extatiques. Sourire Adressé aux Dames qui Écartent. Société Artistique pour la Délectation des Excitées. Sois Amoureux d'une Danseuse qui t'Enfamme. Suce Antigone qui te Dira ton Enigme. Et finalement, je choisis : Sésame Adéquat pour le Déclenchement de l'Ecriture.
Les statues des reines forment un cercle autour du bassin : avec la neige, leurs formes blanches sont devenues presque invisibles ; mais je les reconnais tout de suite, car elles tournoient dans mes pensées. " (2)

Il se dit c'est cela écrire, mais aussi lire - une autre forme d'écriture -, sous la protection des fées et des reines. Question de style et d'époque !

à suivre

Philippe Chauché

(1) Jasmine / Keith Jarrett / Charlie Haden / ECM 2165
(2) Le sens du calme / Yannick Haenel / Mercure de France

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Laissez un commentaire