vendredi 25 mars 2011

Visages du Roman (9)



8 avril 1911 Răşinari en Roumanie, 8 avril 2011 Avignon en France, un siècle nous sépare, note-t-il, c'est à dire un jour, une heure, une seconde ; une autre manière de concevoir le Temps et son Mouvement.

Il a, ajoute-t-il, toujours un oeil sur E. M. Cioran, mais un seul, l'autre, si nous partons du principe que nous en possédons deux - ce qui est encore à prouver, non pas scientifiquement mais sentimentalement, a en ces jours tendance à se consacrer au bleu du ciel.

Ouvrir les Cahiers (1) c'est se plonger dans l'écriture et la pensée en marge des oeuvres, à entendre dans les marges du livre qui s'écrit, dans cet espace blanc et étroit, où l'on glisse remarques et anathèmes, exercice pour le moins périlleux :
Premier Cahier, premières phrases, datées du 26 juin 1957 :
" Lu un livre sur la chute de Constantinople. Je suis tombé avec la ville. " (1)
Dernier Cahier, dernière phrase du 14 novembre 1972 :
" Sans l'idée d'un univers raté, le spectacle de l'injustice sous tous les régimes conduirait même un indifférent à la camisole de force. " (1)

Il se souvient, d'une phrase lancée comme un verdict définitif, par une femme qui ne fréquentait que les falaises - à la voir un peu et à la connaître vaguement cette pratique quotidienne de la tentation du vide m'était inconnue, je l'ai découverte, en lisant un jour l'un de ses cahiers qu'elle m'offrit, avec comme envoie : " à vous, pour agrémenter vos siestes amoureuses " - lorsqu'elle déposa à son chevet le livre (1) : " vous prendrez bien, un soupçon de ciguë avant de vous endormir ! "
" Que serais-je, que ferais-je sans les nuages ? Je passe le plus clair de mon temps à les regarder passer. " (1) - 20 février 1958.

Cahiers et non Journal, il pense, aux cahiers de musique, la musique jamais absente des Cahiers, boussole - petite boite - qui indique le sublime :

" Le Messie de Händel. - il faut que le paradis soit, ou du moins qu'il ait existé - autrement à quoi rime tant de sublime ? " (1) - 30 mars 1959



Il se souvient aussi d'avoir lu quelques aphorismes du roumain mal vu, un soir où quelques whisky tourbés comme ses phrases glissaient de bouteilles en verres, lecture jusqu'à plus soif, pense-t-il.

" Divinité de la Prose. " (1)
" La vulgarité est contagieuse, toujours ; la délicatesse, jamais. " (1)
" En France, il suffit d'être insolent pour se faire une réputation d'intelligence et d'esprit.
ou
En France, l'insolence tient lieu d'intelligence et d'esprit. " (1)
" Vivre sur une île exiguë, s'ennuyer et prier, prier et s'ennuyer... " (1)
" J'ai la volupté du trait. C'est ce qui m'attache tant au XVIII° siècle. " (1)
" Réentendu le motet de Bach " Jesu, meine Freude ". Après cela, tout ce qui n'est piété parait inutile et vulgaire. " (1)
" La littérature comme procédé " - titre d'un article dans une revue de jeunes. Que cela en dit long sur le goût de ces émasculés ! " (1)
" En écoulant chez G.M. deux cantates de Bach, exaltation confinant à la félicité. " (1)

Il poursuit sa lecture à saute page comme le mouton des histoires que l'on raconte aux enfants, éclat de rire :
" Depuis le temps que je me ronge, il est étonnant que j'aie encore quoi ronger. " (1)

Et cette question qu'elle me posa un soir :
- Vous avez cher ami d'étranges fréquentations !
- Vous parlez des femmes ou des écrivains ?

Dehors, tumulte de fin de semaine : alcool mal bu, petites pépées mal aimées, vulgarité des pieds à la langue, musique à capuche.
Ici, champagne et Keith Jarret : The Melody At Night With You. (2)


à suivre

Philippe Chauché

(1) Cahiers / 1957-1972 / Cioran / Gallimard / 1997
(2) Keith Jarret / The Melody At Night With You / ECM 1675 / 1999

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Laissez un commentaire