samedi 10 mars 2012

Florilèges 4



" Oui, mais elle est déesse, née de la race des dieux,

Nous, nous sommes des mortels, nés de la race qui périt.
Et même si tu vas au néant, grande est la gloire
De partager le sort des dieux,
De ton vivant, puis dans la mort. " (1)

C'est, note-t-il, son regard qui a tout déclenché, un regard à faire se lever les morts, note-t-il, il a ouvert ce qui ne serait jamais un livre, mais son ombre, son fantôme, tourné rapidement les pages, il savait où il voulait aller :

" Deux coupes de champagne avant d’entrer, quelques paroles échangées avec José, il est au piano en compagnie de Joseph Haydn, allégresse absolue, comme lorsqu’il offrait les octaves de son corps aux cornes des taureaux. Il est seul, mèche de cheveu noir sur le côté du visage, il ressemble au pianiste de ma sainte, à Glenn Gould qui se moule à son piano, l’anticipe, le dédouble, l’absorbe, se laisse entraîner dans ses cordes, épouse le bois et l’ivoire. Le corps à hauteur du siècle de la musique, murmure permanent qui prolonge la mélodie, l’annonce, âme qui en dessine un écho insaisissable. Il n’a jamais été aussi détendu et aussi concentré, il n’a jamais autant inscrit ses gestes dans le corps même de la musique, son corps dans la geste musicale, au centre de ses strates, dans l'espace taurin où nait une céleste musique. Il n’a jamais été aussi présent à la vie, et en même temps si distant, si éloigné, à des millions d’années sonores de ce moment là. Mains basses, ventre offert à la masse de muscles et de cornes, jambes compas pour dessiner l’espace, visage tendu vers le bonheur et le triomphe. Il réinvente une autre géographie, réduit l’espace, condense le temps, se nourrit de rivières sauvages et de montagnes rouges, collines ombragées, villes éphémères, rues soyeuses, plages où s’allongent des corps d’extase. Il les projette dans sa boite crânienne et j'en devine l'ébauche. Il s’accorde à la transe et je l'écoute. C’est une danse. Légèreté, envol, régal du corps ainsi entraîné, floraison du mouvement, douceur de la main, cambrure des reins, force de la ceinture, ses yeux apprivoisent l’espace. C’est un derviche tourneur immobile. Les mouvements de pendules de son bras droit et de ses pensées figent les spectateurs silencieux et graves. Il est seul, et les taureaux le bousculent, puis comme un fracas d’orage, une corne s’invite et frappe. Le temps s’étire, le ruedo se vide, on sait qu’il reviendra c'est ce qu'on se dit du regard. Il faut seulement patienter, c’est une pause entre deux variations, peut-être faut-il simplement accorder le piano. Le temps est suspendu, ma vierge approuve et s’endort. José sait tout cela, le chirurgien l’écoute, la douleur s’éloigne, la plaie pansée, tout peut reprendre sous le soleil, suprême apparition sur le sable romain. Nous quittons Bach pour Haydn, Sonate numéro 47 en si mineur, allegro moderato. J’adopte ce mouvement pour la journée, mon corps s’y accorde, il est suspension, il chaloupe et le champagne n’y est pour rien, seulement là pour la couleur, celle des yeux de ma sainte, ourlés de nuances de jaunes, de verts, de gris, de bleus, de rouges, en souvenir de Matisse. Ils sont verts aujourd’hui, demain ils seront peut-être bleus, vermillons, gris. Elle seule décide des métamorphoses de sa palette d'iris. "

à suivre

Philippe Chauché

(1) Antigone / Sopocle / traduc. Jean Lauxerois / Arléa / 2005






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