vendredi 4 janvier 2013

L'Invisible


Peut-on sous meilleur hospice commencer l'année qu'avec Clément Rosset et son dernier opus ?  Comme toujours chez ce philosophe enchante ceux qui savent le lire et s'en amusent et agace ceux qui confondent philosophie du réel et néo-philosophie du  prêt à penser social, ou s'il l'on préfère, du prêt à illusionner, et point n'est besoin ici de nommer ces charlatans, ils occupent les plateaux du petit écran - oh qu'il porte bien son nom ! - vendent leurs pauvres livres avec l'avidité de marchands du temple, donnent ici et là des leçons de vie, croient dur comme fer que la philosophie est une potion magique, qui sauve au choix, des dictatures, de la psychanalyse,  de la domination de l'argent, du cancer, de l'infidélité de son épouse, ou du mépris de son chat ; son dernier opus disais-je met une nouvelle fois la plume là où la domination des illusionnistes ne souhaitaient pas qu'il la mette, dans l'Invisible. Pour le penseur du réel, le sujet méritait de s'y attarder, c'est chose faite, et avec le talent que nous sommes quelques uns à lui reconnaître. Mais de quoi s'agit-il ? Des fantômes qui s'agitent dans les nuits de pleine lune qu'ils croient avoir vu, dans les musiques qu'ils pensent avoir entendu ou dans les pensées qu'ils sont persuadés d'avoir, faute d'être.


" Cette faculté de voir ce qu'on ne voit pas ( ou de penser ce qu'on ne pense pas, faculté qui n'est qu'une généralisation de la première ) défie certes le bon sens et peut paraître une faculté illusoire elle-même. Mais des milliers de faits quotidiens incitent à affirmer son caractère bel et bien réel. (...)
Il est certain que la faculté de capter des objets inexistants met à jour un caractère étrange et un peu inattendu de la pensée. Or cette bizarrerie ne manque ni d'intérêts ni d'importance, si l'on s'avise que c'est précisément à cette faculté de croire voir et de croire penser, alors que rien n'est vu ni pensé, que les hommes doivent l'essentiel de leurs illusions. "

Ces fantômes, ces illusions : images, idées, objets, ont la vie dure, et trouvent même légion de témoins dans la littérature, la musique, la peinture ou la philosophie, témoins souvent acteurs, ou acteurs qui se découvrent témoins de ce qu'ils croient lire, voir ou entendre, s'éloignant ainsi du réel, poursuit le philosophe amusé.

" Diderot disait à sa famille, à propos d'un portrait de lui : " Mes enfants, je vous préviens que ce n'est pas moi. " Tout le monde a ressenti cette impression d'étrangeté, bizarre et un peu pénible, à l'écoute de sa voix ou face à sa photographie. Si la représentation de soi paraît toujours plus ou moins infidèle, si la ré-audition de sa voix sonne toujours un peu faux, c'est qu'il n'y en a jamais eu, si je puis dire, de " présentation " ni de " première audition " : on ne peut re-présenter ce qui n'a jamais été présent. Je pourrais naturellement essayer de m'informer auprès des autres, pour savoir ce dont j'ai l'air, en les priant de me faire savoir ce dont j'ai l'air, en les priant de me faire voir ce qu'ils voient ; mais une telle communication est coupée. Car si on ne se voit pas, on voit encore moins, s'il est possible, ce que les autres perçoivent de nous. Les autres me voient bien, mais je n'aurai jamais la moindre idée de ce qu'ils voient alors. "

Et le réel dans tout cela ? L'image qui n'existe pas, le silence en musique, que certains pense toujours plus intense que la musique elle même, ce que nous avons entendu ou vu une fois a étrangement plus de force, que l'image ou l'objet qui est face à nous, là à l'instant où nous écrivons cela, ou cette musique que nous écoutons - les suites françaises de Bach - ( dont les interprétations ne manquent pas d'humour, c'est le fameux et fumeux silence chez Bach qui disent-ils est encore du Bach ) n'existe réellement que sur l'instant et que pour nous, point n'est besoin de tenter de les traduire pour les autres, sauf à métamorphoser en faiseur de fantômes, alors surgit la fiction et la fiction, n'a jamais comme objectif de saisir le réel, mais de s'en éloigner à jamais, le réel lui ne saisit que l'acteur particulier et réel qui s'y glisse, je vois une plage de Nice où je marche, je vois un tableau de Hooper qui est face à moi dans un musée, mais ce que je vois - la plage, la toile - n'a de raison et d'effet que pour moi et toute tentative d'en dire et d'en montrer sa force, son saisissement, sa surprise ou sa joie, ne passe pas, et n'est alors pour celle ou celui qui vous écoute, qu'une histoire de plus, qu'avec même le plus grand talent de conteur, ne garde pas une seconde sa force première, sauf à l'affirmer comme fiction, ce qui est alors une autre histoire comme l'on dit au cinéma.

à suivre

Philippe Chauché

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