D'un dictionnaire l'autre, comme on le dit d'une vie l'autre, la réelle et l'imaginaire. Leur fréquentation à bien des égards est réjouissante, les mots et les lieux, les visages et les musiques, les peintres et les rois, tout cela à livre ouvert sous la douce lumière d'un soleil d'hiver. Les entrées des dictionnaires sont autant de promesses de nouvelles entrées, des fenêtres qui s'ouvrent sur la plaine, l'océan ou la forêt, et l'on se réjouit de les mêler et les croiser, de les déguster et parfois de les oublier. Les ouvrir comme l'on fait le tour de sa chambre en quatre vingt nuits, toutes plus troublantes les unes que les autres.
" Admiration - ... La position de Stendhal est d'autant plus remarquable : lui, si caustique, regardant toute chose avec ironie et scepticisme, fait de l'admiration la pierre de touche des esprits supérieurs. Savoir admirer est pour lui la première des vertus, à laquelle font obstacle en France la vanité, la peur, si on s'abandonne, de paraître naïf, de perdre la face à côté d'un arbitre plus savant, plus averti... C'est justement par la fraîcheur de ses enthousiasmes que les écrits de Stendhal sur la peinture, la musique, Rome, ont gardé leur jeunesse intacte. Un guide bien fait établit une hiérarchie entre les " valeurs " ; Stendhal se moque des valeurs et ne consulte que son émotion. "
" Armance - Armance parut au mois d'août 1827. Roman écrit l'année précédente, en deux fois : du 31 janvier au 8 février, puis du 19 septembre au 10 octobre 1826. Neuf jours plus vingt-deux jours. Né en 1783, Stendhal avait quarante trois ans lorsqu'il rédigea, avec une rapidité foudroyante, cet ouvrage. C'était son premier roman ; mais son dix-neuvième livre, et le septième a être publié.
Ces quelques données , sous leur apparente sécheresse, définissent un art du roman.
Première règle ( à conseiller aux débutants, et surtout aux éditeurs, qui misent étourdiment sur la jeunesse des auteurs ) : on n'est pas romancier avant trente-cinq ou quarante ans. Poète ou musicien, oui, mais, pas romancier. Stendhal l'a su d'instinct. Cf. Defoe, Balzac, Flaubert, Tolstoï, Dostoïevski, Herman Meville, Thomas Hardy, Proust, Céline, etc.
Seconde règle : il faut avoir beaucoup écrit auparavant, beaucoup griffonné, raturé, bataillé avec les mots, pour être capable d'écrire à quarante ans un bon roman. "
" Mouton - On s'étonne toujours que Stendhal se soit si peu vendu de son vivant, qu'il ait sombré dans un oubli total après sa mort, et qu'on ait dû attendre quarante ans pour le redécouvrir. Pourquoi a-t-il été si isolé ? Pourquoi n'a-t-on pas distingué tout de suite son génie ? Etc. La réponse à ces questions se trouve dans une seule phrase de Souvenirs d'égotisme : " Je ne suis pas un mouton, ce qui fait que je ne suis rien. "
Reste une question d'une actualité cuisante qui lit aujourd'hui Stendhal ? Il a sa réponse : des isolés, deux ou trois philosophes, quatre ou cinq écrivains, et basta !
Il note qu'il est bien difficile d'évoquer Sollers sans voir se dessiner sur le visage de celle ou de celui qui vous écoute une sorte de moue de dégoût, alors la question vient, mais ma chère, mais mon cher, l'avez-vous au moins lu ? L'embarras s'installe ! Pas de soucis, écoutez, c'est offert, comme l'on disait il y a vingt ans :
" Carnaval - Rien de plus faux, parodique et grimaçant que le carnaval moderne de Venise. C'est un truc d'écran pour couturiers et sponsors divers. Du bruit, de la laideur, de l'outrance, des masques, des contorsions pour la caméra, aucun érotisme, bien entendu. Excusez-moi, je suis absent, je reste à l'écart. "
" Chateaubriand François René de 1768-1848 - Chateaubriand est à Venise en 1806, à l'hôtel du LIon d'Or, avec sa femme, Céleste. Il ne voit rien.
Il est là de nouveau, seul, en 1833. Très exactement dans les Mémoires d'outre-tombe : " Venise, hôtel de l'Europe, 10 septembre 1833. "
C'est parti ( Livre quatrième, chapitre 4 ) :
" On peut, à Venise, se croire sur le tillac d'une superbe galère à l'ancre, sur le Bucentaure, où l'on vous donne une fête, et du bord duquel vous apercevez à l'entour des choses admirables. Mon auberge, l'hôtel de l'Europe, est placée à l'entrée du grand canal en face de la Douane de mer, de la Giudecca, et de Saint-Georges Majeur. Lorsqu'on remonte le grand canal entre les deux files de son palais, si marqués de leurs siècles, si variés d'architecture, lorsqu'on se transporte sur la grande et la petite place, que l'on contemple la basilique et ses dômes, le palais des doges, les procurazie nuove, la Zecca, la tour de l'Horloge, le beffroi de Saint-Marc, la colonne du Lion, tout cela mêlé aux voiles et aux mâts des vaisseaux, au mouvement de la foule et des gondoles, à l'azur du ciel et de la mer, les caprices d'un rêve ou les jeux d'une imagination orientale n'ont rien de plus fantastique. "
" Églises - Je n'entre presque jamais dans une église en France, alors qu'en Italie, tout le temps.
Elles sont là, un peu partout, à Venise, elles rivalisent avec les palais, elles sont en activité constante de beauté. Messes sur messes, cierges, musique, encens, mariages, baptêmes, enterrements, dalles funéraires. Elles sont riches, parées, bien tenues, fleuries, sentant bon. Ce sont des salons de prière ou de méditation sur la présence réelle. La théologie a engendré ses boudoirs. On marche sur des morts toujours vivants parmi les vivants déjà morts. "
Il y a trente cinq ans, il passait la frontière par le pont d'Hendaye, là de drôles d'oiseaux aux amusants chapeaux et armés de pied en cape le dévisageaient, d'autres et d'autres encore occupaient tout l'espace qui le conduisait à la Concha. Après une escale face à la baie, il se glissait dans la Parte Viera, où des mains anonymes avaient ici et là dessiné un serpent et une hache enlacés, un vieux dictateur n'en finissait pas de mourir, et des regards amis lui offraient quelques verres sur des comptoirs brillants. Il y aura d'abord cette ville lumineuse, puis d'autres, et d'autres encore, il y aura le Quichotte et Séville, Picasso et Madrid, il y aura des anonymes, Curo et le jeune Tomas, la Semaine Sainte où les larmes aux yeux il accompagnait le Cachorro, mais aussi des éclats de langue et de danse flamenca, il y aura le cimetière d'où surgit une sainte, le sable blanc pastel, le vin de Manzanilla, le doute, l'amour, la solitude éclatante et l'apprentissage du silence.
" Avila - ... Que peut-elle bien dire, cette Avila mystique et guerrière, aux troupeaux de consommateurs ? Étrangère à la philosophie de la tolérance universelle, elle vit crispée sur ses souvenirs, refermée sur ses secrets.
Ce qu'elle sait, nul ne souhaite plus l'entendre. Le tragique de toute vie d'homme, l'implacable réalité de la lutte et de la mort, le choix inéluctable des identités dures, le face-à-face avec Dieu, la difficulté de demeurer en soi-même, ces affirmations abruptes contredisent tout ce que notre monde désire entendre. "
" Calderón ( de la Barca ) - N'aurait-il écrit que cet auto sacramental, action liturgique, La vie est un songe, Calderón aurait réussi à exprimer l'une des vérités les plus enfouies de l'Espagne, je parle de ce sentiment d'irréalité que chaque Espagnol éprouve dans sa vie, aussi accomplie soit-elle. Tous les Espagnols ou presque finissent par lâcher, un jour ou l'autre, ce vers : Porque la vida es un sueño / y los sueños / sueños son - car la vie est un rêve, et tous les rêves ne sont que songes, idée qui suggère plus qu'un sentiment d'irréalité, un vertige, une lassitude, un détachement. "
" Manolete - ... Quand il mourut à Linarès, tué par Islero, tout le pays prit le deuil. Ce qui disparaissait avec lui, c'était la période de la plus furieuse répression, une époque de misère et de faim, les longues années du silence et de l'hébètement. En le pleurant, l'Espagne pleurait sur elle-même. "
" Zurbarán - Zurbarán n'a peint que des moines, longues silhouettes blanches, avec quelques bodegones, des natures mortes. Ses religieux me bouleversent prce que, moine lui-même, il peignait son âme en les peignant. On sent, devant ses toiles, la nécessité qui les a fait naître. Il nous montre une expérience singulière et personnelle, et il nous la montre dans un dépouillement et une immobilité qui en accentuent l'intensité. Un silence conventuel baigne ses tableaux. Ses lumières blêmes soulignent la récollection poursuivie pa ces solitaires.
La peinture de Zurbarán offre peu de prise aux effets de style. Ignorant l'anecdote, elle réduit tout art à la contemplation. "
D'une vie l'autre, d'un dictionnaire amoureux l'autre, il les reprend ligne à ligne comme l'on se penche sur une main désirée et que l'on se contente d'y déposer un baiser, comme une entrée, seulement une entrée.
à suivre
Philippe Chauché
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