vendredi 22 février 2013

Morante


On ne va pas aux toros, comme l'on va au musée, à la pêche, au lit, à l'église, au bureau, à l'usine ou au restaurant, mais peut-être avec le même doute qui nous anime à quelques heures d'un rendez-vous avec une personne de haut vol, avec le même fourmillement d'intranquilité, avec aussi la même joie intérieure, la même soif de miracle, la même allégresse, la même inquiétude aussi, on va aux toros pour son " Je Ne Sais Quoi " *.

Beaucoup attendent d'un torero qu'il soit à la hauteur de leurs dépenses - comme en amour - c'est en quelque chose le : " je paye donc je suis " qui domine leurs attentes. Je suis en droit d'assister à un spectacle réussi, les trophées doivent tomber du palco et les toreros se dépenser sans compter. Mais si un grain de sable trouble cette belle mécanique, si un homme de soie ne joue pas le jeu qu'on lui impose, s'il ne confond pas être et faire,  si un voile se pose sur le sable, si une autre vérité éclate et trouble les attentes, les spectateurs, à qui on ne la fait pas, se fâchent, s'insurgent, et réservent au torero mille sarcasmes, jouent les comptables et jurent sur leur amour qu'on les reverra plus lorsque ce torero sera à nouveau à l'affiche. Et si,  lors d'un printemps nouveau, ce même homme retourne toutes leurs certitudes, et offre en dix minutes tout ce qu'il attendaient de pureté taurine depuis au moins vingt ans, ils sont aux anges et le couvrent de romarin et de roses.
S'il est un torero qui à lui seul symbolise tout cela, c'est d'évidence Morante de la Puebla, torero de l'inconstance pour beaucoup, torero du doute que l'on voit, torero de la grâce totale, de l'abandon, du détail rare, du savoir et de la saveur, mais aussi des fracasos qui résonnent encore sur les tendidos.
S'il est un écrivain qui a senti et vu tout cela, s'il est un auteur, qui, comme aucun ne s'est glissé avec autant de justesse au coeur de cette étrangeté taurine, c'est Jacques Durand - pour mémoire rayé d'un trait de plume par les ânes qui dirigent la gazette Libération, où il livrait chaque semaine dès le mois d'avril et jusqu'à la fin de l'été, quelques diamants taurins, taillés avec le soin d'un Montaigne et l'humour d'un Groucho Marx  - il a vu avec talent et il a écrit avec style, il a écrit ce qu'il a vu, lisons :

" Silvoso est manso et Morante, de le voir comme ça, franchement ça le dégoûte. Il tire la gueule sous la terrible chaleur. Il fait 43° et il faut encore aller saluer le président de la course. Il y va en traînant la semelle. On dirait un cancre appelé au tableau noir. A l'évidence, il préférerait chasser la perdrix, courir avec chiens ou jouer au ballon avec ses potes. Mais plus tard, à la fraîche. Bon, il y a aussi ce toro. Désolé pour vous, mais il ne vaut rien pour moi. Il lui donne deux passes à droite, sans y croire.
Comme s'il essayait de fourguer des actions d'Eurotunnel. En plus Silvoso le regarde lui au lieu de regarder la muleta. N'insistons pas. " Dans cette vie, disait au Puerto un peintre raté, ami d'enfance de Rafel Alberti, il faut faire très attention de ne pas  se laisser mener par la volonté. " Morante est d'accord. Il va chercher l'épée. Tombe Silvoso. Ça a duré deux minutes. La désolation, à ce niveau, cela devient de la poésie ; du Francis Ponge. On pense à ce poème de Machado placardé à l'aéroport de Séville qui évoque " l'arôme de l'absence " de certains après-midi. "

" Plutôt que faena, on dira " la chose ". Le vague mot expose mieux l'extravagance erratique de ce qu'a pondu Morante de la Puebla, lundi 23 avril à Séville. On ne parle pas seulement de cette invraisemblable - invraisemblable s'agissant de lui - attente à genoux du torero a porta gayola, dont il s'est expliqué par la suite. Il dira qu'il avait été triste d'être obligé de faire ça pour que le public le comprenne. Mais qu'il s'était grandi...
Le torero Domingo Ortega le disait : " Par rapport aux autres arts, le toreo présente ce cas étrange qu'à partir des normes classiques, on peut parvenir au plus profond romantisme. " Lundi 23 avril à Séville, l'art profond, magnétique et biscornu du borderline Morante de la Puebla, champagne et or, exhumait cette palpitante singularité à travers sa complexe idiosyncrasie. On le demandait à Rafael El Gallo : " Maestro, à quel moment diriez-vous qu'un torero est artiste et qu'il torée avec art ? " Réponse : " Quand il y un mystère à dire et qu'il le dit. "

Le " Je Ne Sais Quoi " est à Séville en avril, il n'est pas interdit ne pas y aller.


à suivre

Philippe Chauché

* " Le Je Ne Sais Quoi, qui est l'âme de toutes les bonnes qualités, qui orne les actions, qui embellit les paroles, qui répand un charme inévitable sur tout ce qui vient de lui est au-dessus de nos pensées et de nos expressions ; personne ne l'a encore compris, et apparemment personne ne le comprendra jamais. Il est le lustre même du brillant, qui ne frappe point sans lui ; il est l'agrément de la beauté, qui sans lui ne plaît point ; c'est à lui de donner, pour me servir de ces termes, la tournure et la façon à toutes les qualités qui nous parent ; il est, en un mot, la perfection de la perfection même, et l'assaisonnement de tout le bon et de tout le beau. " ( Baltazar Gracian y Moralès )

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