samedi 30 juin 2012

Les Belles Fréquentations

" L'an du Christ 1571, à l'âge de trente-huit ans, la veille des calendes de mars, anniversaire de sa naissance, Michel de Montaigne, depuis longtemps déjà ennuyé de l'esclavage de la Cour du Parlement et des charges publiques, se sentant encore dispos, vint à part se reposer sur le sein des doctes Vierges dans le calme et la sécurité ; il y franchira les jours qui lui restent à vivre. Espérant que le destin lui permettra de parfaire cette habitation, ces douces retraites paternelles, il les a consacrées à sa liberté, à sa tranquillité et à ses loisirs. " (1)

" C'est l'incertitude qu'on trouvera au bout du chemin de pensée. Incertitude décisive et qui touche tous les éléments de l'existence quotidienne, la façon de se relier aux autres, la gestion du domaine, les décisions à pendre en matière politique, religieuse, ou d'allégeance à tel ou tel, en quoi le choix qu'on fait peut à chaque instant engager l'existence tout entière comme il est inévitable en des circonstances aussi indécises, et pas seulement des problèmes théoriques " à débattre aux écoles ". Rappelons, entre autres, mais celle-ci à une importance exceptionnelle, écrire sur un sujet aussi grave que les " Prières ", cette formule qui n'est pas seulement diplomatique, précautionneuse ou purgative, mais essentielle : " Je propose des fantaisies informes et irrésolues, comme font ceux qui publient de questions douteuses, à débattre aux escoles : Non pour establir la vérité, mais pour la chercher " (I, LVI, 317). En ces temps troublés, où les justifications les plus contradictoires et les plus semblables s'affrontent et se valent, puisque l'un et l'autre parti usent alternativement des mêmes arguments, inspirés par les mêmes autorités et les mêmes références bibliques ou testamentaires, qui peut légitimement détenir la vérité sur le droit, les devoirs, la justice, la loi, l'affection entre membres d'une même famille, la fidélité et la loyauté, la vertu ou le salut ? (1)







" Non seulement le vent des accidens me remues selon son inclination, mais en outre je me remue et trouble moy mesme par l'instabilité de ma posture ; et qui y regarde primement, ne se trouve guere deux fois en mesme estat. Je donne à mon ame tantost un visage, tantost un autre, selon le costé où je la couche. Si je parle diversement de moy, c'est que je me regarde diversement. Toutes les contrarietez s'y trouvent selon quelque tour et en quelque façon. Honteux, insolent ; (c) chaste, luxurieux ; (b) bavard, taciturne ; laborieux, delicat ; ingénieux, hebeté ; chagrin, debonaire ; menteur, veritable ; (c) sçavant, ignorant, et liberal, et avare, et prodigue, (b) tout cela, je le vois en  moy aucunement, selon que je me vire ; et quiconque s'estudie bien attentifvement trouve en soy, voire et en son jugement mesme, cette volubilité et discordance. Je n'ay rien à dire de moy, entièrement, simplement, et solidement, sans confusion et sans meslange, ny en un mot. DISTINGO est le plus universel membre de ma Logique. " (II, I, 335)  (1)


Des Belles Fréquentations aux Belles Âmes il n'y a qu'un pas, pense-t-il, Montaigne est de ses hommes d'exception qui comme quelques ami(e)s rares, vous offrent en partage, et en toute discrétion,  dans quelques loisirs partagés, le doute, le doute et encore le doute, l'incertitude et le masque, alors qu'au dessus de notre tête, il y a cette lame qui ne manquera pas de nous décapiter, le temps venu. Cette " vérité singulière " est l'un des livres les plus éblouissant, vif, pétillant et grave, qu'il n'ait lu ces temps derniers. Montaigne est plus que jamais présent, vivant, troublant, coupant, ironique, loin, si loin - qui en douterait ? - des penseurs " révoltés " et autres colporteurs du " bonheur ", les autres noms du mensonge dominant, Jean-Yves Pouilloux nous le rappelle avec éclat et justesse, qu'il soit ici pour ses mérites salué.  





" Quand il doit se présenter à " Messieurs de Bordeaux " qui l'élurent maire de leur ville, il fait de lui-même un portrait particulièrement " privatif ", celui d'un homme sans qualités, " sans mémoire, sans vigilance, sans expérience et sans vigueur ", mais également dépourvu de toute propension à la tromperie et au lucre, " sans hayne aussi, sans ambition, sans avarice, et sans violence. (III, X, 1005). Cette figure de soi qu'il offre ainsi me semble représenter précisément le " non-agir " tel que l'expérience et la réflexion de Montaigne suggèrent de s'y résoudre, ou de s'y ranger. Il se trouve que son " air ", ou son " visage " furent gages de sa bonne foi, ou de son honnêteté, ou de sa détermination, ou de sa force d'âme, ou de son indifférence - qui sait ? - et il raconte, sans excessive humilité, mais sans forfanterie non plus, deux épisodes qui illlustrent remarquablement ce que j'imagine être la position politique à laquelle les rigueurs de son temps le contraignent à résoudre. C'est à la fin de l'essai " De la phisionomie " (III, XII), après une description de lui-même sous forme de constat : " J'ay un port favorable et en forme et en interpretation (suivent deux citations latines qui ironisent sur une signification trop flatteuse de la formule, et précisément du présent " J'ay ", car, constate-t-il, il n'est plus maintenant, vieillard avenant qu'il fut ), et qui faict une contraire montre à celuy de Socrates. Il m'est souvant advenu que, sur le simple credit de ma presence et de mon air, des personnes qui n'avoient aucune cognoissance et de mon air, des personnes qui m'avoient aucune cognoissance de moy s'y sont grandement fiées, soit pour leurs propres affaires, soit pour les miennes ; et en ay tiré ès pays estrangiers des faveurs singulieres et rares. " (III, XII, 1059-60) (1)




à suivre

Philippe Chauché

(1)  Montaigne, une vérité singulière / Jean-Yves Pouilloux / L'Infini / Gallimard / 2012

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Laissez un commentaire