dimanche 5 juillet 2009
La Courbe du Temps (4)
Tout en traversant à mon tour la place du Palais des Papes, j'ai poursuivi ma lecture, doté, c'était nouveau, d'une double vue, lisant le petit livre qu'elle avait déposé à mes pieds, et voyant en même temps, dans les espaces qui s'élargissaient entre les pavés, la transformation du jour finissant en jaillissements lumineux :
" Les chauves-souris tournent
Autour de la
Lune " (1)
" Hé, est-ce la lune
Qui a chanté
Coucou " (2)
" Ondée du soir
Je suis nu montant
Un cheval nu " (3)
J'ai débouché rue Rouge, la danseuse à la robe rouge avait sa rue, la rue des Tisserands. Ses mains se nouaient et se dénouaient sur les façades de pierres blondes où reposaient des vierges amusées. Miryam - Marie - Maria -, qui a déclenché cette Courbe du Temps, ce basculement, cette radicale transformation, entraînant cette double vue, vision nouvelle. J'ai laissé ainsi mon corps dériver, tourner en rond dans la nuit en évitant les flammes. J'étais seul, au centre de la ville, accompagné par ce doux vent du sud qui avait lissé sa lecture des haïkus au bord du fleuve et sous les arbres. J'ai fait escale devant la Synagogue et me sont alors revenues ces quatre strophes du Tao-tö King : Il émousse leurs tranchants, il dénoue leurs écheveaux, il fusionne leurs lumières, il unifie leurs poussières, une autre phrase m'est venue, directement de la pierre à la mémoire, comme un éclair : J'ai embrassé l'aube d'été, et mes bras à leur tour ont embrassé l'espace dans un mouvement lent et croisé, comme celui que dessina Miryam, prénom porte bonheur, qui accompagnait ma lecture joyeuse.
C'est alors dans le silence que je me suis mis à écrire, tout mon corps s'est mis à écrire, avec cette lenteur comparable à celle du mouvement imprimé des mains de Miryam la danseuse, j'ai écrit, tout en ouvrant une nouvelle fois Cercle, ce livre chamanique :
" J'ai vécu quelques heures dans le temps. C'est une vie chaude et froide. Il n'y a que des détails, et pourtant ces détails ne comptent pas. Les heures s'allongent, ils deviennent des arbres, on ne les mesure plus. La plupart du temps, on n'est pas là, où plutôt quelque chose est là sans vous : plus rien ne fait obstacle au passage du temps. Est-ce le détachement ? Les pensées s'ajustent, on tourne sur une pointe bleue, le corps se tient de lui-même, rien de trop. " (4)
En écrivant, j'ai pensé à mon corps retourné par l'envolée des mains de la danseuse Miryam, au bords du fleuve et sous les arbres, j'ai pensé qu'il s'agissait sûrement d'une résurrection, d'un passage du mort au vivant et du vivant au vivant, ce qui est amusant, me suis-je dit, c'est que c'est autour de cela, de cet état là, que je tourne dans le roman que j'étais en train d'écrire avant que la Courbe du Temps ne me fasse basculer, avant ma rencontre avec la danseuse du soir et du vent de la mer. Alors je me suis endormi, tout habillé sur le canapé rouge. Le rouge m'entourait, comme m'avait entouré le baiser rouge de la danseuse de la place du Palais des Papes.
Lorsque je me suis réveillé, le rouge du Temps m'observait, un rouge brillant, musical, comme la robe de Miryam, puis tout s'est mis à danser dans la chambre, les livres, les crayons, le bureau, la photo encadrée de Marcel Proust à Venise. Les livres s'ouvraient et se fermaient, comme si une main invisible s'amusait à en tourner les pages, pour peut-être leur donner le tournis. C'est peut-être aussi cela, lire, c'est donner le tournis aux phrases, c'est ce que je me suis dit. Des phrases se sont elles aussi envolées, toutes mélangées, je les ai vues, les unes sur les autres, se croisant et se décroisant comme les mains de la danseuse rouge. J'ai lu ce que j'ai pu, cela donnait :
... le saint souverain Jan-siang se tenait au centre du cercle autour duquel tout se parachevait ...
...j'hésite, il faut l'avouer, à faire ce saut, je crains de tomber dans l'inconnu sans limites....
... j'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse...
... o les longues rues amères autrefois et le temps où j'étais seul et un...
... une hirondelle a surgi, elle tournoyait dans l'affolement....
... je peux donc rêver qu'ils sont tous embarqués ensemble et réunis pour une soirée là-bas : Proust, Picasso, Céline, Matisse, Claudel, Morand, Giacometti, Artaud, Breton, Drieu, Aragon, Bataille...
... un livre où le narrateur évoquerait seulement les lieux où il s'est baigné...
... ses cheveux jouent avec la brise et paraissent vivre...
... hier, vers le soir, mon heure la plus silencieuse m'a parlé : tel est le nom de ma maîtresse terrible...
... à très vite mon amour, et porte toi le mieux du monde...
... c'est le jour où il ne convient pas que le salut soit inactif...,
d'autres phrases n'étaient plus à ma portée, elles avaient traversé les murs, percé le plafond, ouvert une brèche dans le parquet, et j'étais entraîné moi aussi dans la danse, aspiré vers le plafond d'or, de gris et d'ocre, et c'est là que je me suis vu me regardant voler, entouré de phrases, de livres, de photos, de lettres d'amour, de plumes et de crayons, je me suis vu me voyant, comme j'avais vu quelques heures plutôt la danseuse blonde des bords du fleuve et sous les arbres, alors je me suis dit une nouvelle fois, que cette Courbure du Temps allait encore, j'en étais sûr, me réserver d'autres surprises et je me suis rendormi.
à suivre
Philippe Chauché
(1) Gyôdaï / Fourmis sans ombre / Le Livre du haïku / anthologie de Maurice Goyaud / Phébus libretto.
(2) Baishitsu / d°
(3) Issa / d°
(4) Yannick Haenel / Cercle / L'Infini / Gallimard
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Magie du haïku, magie de l'instant qui, dans sa propre illusion, se laisse, de la fine pointe du mot, saisir.
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