samedi 11 juillet 2009

Littoral, Incendies, Forêts : Festival d'Avignon (2)

" Wazâân. Écoute ce que dit l'étoile, ce que te dit ton âpre étoile.

Wilfrid. Qu'est-ce qu'elle dit ?

Wazâân. Avancer toujours, même si on n'y croit plus. Avancer malgré la perte de but, avancer malgré la raison qui nous fige, nous immobilise, malgré la futilité que l'on découvre même dans ce qu'avancer veut bien signifier. Avancer même si on a perdu toute fierté, toute capacité à espérer. Avancer. Je n'ai jamais vu la nuit, mais on dit qu'elle est obscure. Alors partez, partez tous les deux, partez avant le jour. Au matin je leur dirai que la fille qui chantait est partie, je leur dirai que le jeune homme qui est revenu vers sa terre d'origine est reparti. Je les maudirai, je leur dirai : Écoutez la colère de la jeunesse qui fera de vous des vaincus. La jeunesse est en colère contre vous. Elle part et avec elle le soleil. Simone, Wilfrid, emportez le corps et partez avant le jour, au matin je leur dirai que le malheur vient de s'abattre sur le village.

Simone. Wazâân, cet air que je chante te dira mieux que mes mots mon amitié.

Elle chante.

Wilfrid. Simone, la lumière du village du bas s'est encore allumée puis éteinte.

Simone. A l'aube, nous serons à la croisée des chemins. La lumière sera peut-être là.

Ils partent. " (1)

Nous avançons dans la fin du jour.
Nous avançons dans la nuit vers le jour, et le feu n'aura aucune prise sur nous.
Nous avançons dans la fin du jour, portés par les mots, traversés par les corps des acteurs, soutenus par l'acte de la parole.
Parole nécessaire, unique, fondatrice, parole qui dit l'acte, acte qui fait éclore la parole.

Nous avançons dans la nuit vers le jour, dans la colère, la douleur, la mémoire.
Mémoire des noms, mémoire des morts et des vivants, dans leur réconciliation nécessaire.

Nous avançons dans ce lieu où la mémoire a été fracturée, nous portons ce corps que nous devons accompagner, ce corps qui est notre histoire, qui est toutes les histoires, qui devient l'Histoire, corps mourant, corps vivant, corps d'une terre, terre d'un corps qui va faire renaître la mémoire.

Du jour à la nuit, de la nuit au jour. Cette nuit fût plus belle que le jour, elle traversa toute l'Histoire, d'ici et de là-bas, entre les morts et les vivants, entre la guerre, la trahison, la violence, la beauté, la joie, la jouissance, la renaissance, la folie, le rêve, et la renaissance.

Wajdi Mouawad et ses acteurs sont des passeurs qui nous entraînent du jour à la nuit, de la nuit au jour, du sable à la pierre, de la sécheresse à la fontaine de jouvence.

Dites-moi d'où vous venez, qu'elle est le nom de votre terre, de votre mère, de votre grand mère, dites-moi comment pense un corps en mouvement, dites-moi leur histoire, dites-moi comment une parole dénoue un corps et comment un corps délivre une parole.
Dites-moi, l'Histoire des histoires et toutes les histoires de l'Histoire.
Dites-moi comment est née le théâtre, d'où il vient. Du Sud, des villes, des montagnes, des chants, des regards, des silences, de la parole, dites-mois, si c'est cela.
Dites-moi, d'où vient cette tension, cette liberté, cette mémoire retrouvée.
Dites-moi comment va naître cette parole, comment il convient de l'offrir, de la porter, de la cacher, de la faire réapparaître, de la faire surgir.

Dites-moi comment transformer ce passage du jour à la nuit et de la nuit à la naissance du jour, en une envolée où rien ne sera dissimulé.
Dites-moi l'adresse et l'offrande des mots et des mouvements.

Dites-moi d'où vient Littoral, Incendies, Forêts(2), dites-moi ce qu'il fait naître, ce sang qui nous aveugle, dites-moi s'il nourrit la terre, s'il fait renaître, s'il peut se transformer en encre.

De Littoral aux Forêts, d'Incendies au Littoral, dites-moi ce qui est convoqué. Est-ce l'histoire permanente du théâtre, de tout le théâtre, de l'épopée, de la tragédie, de la comédie.
Dites-moi comment naît le miracle, cette tension profonde.
Dites-moi ces larmes de joie, ce bonheur d'accompagner du jour à la nuit et de la nuit au jour naissant, l'apparition de l'acte et de la parole.

Dites moi l'enfance qui marche et qui se délivre de son passé en l'embrassant.

Dites-moi pourquoi nous restons ainsi toute une nuit éveillés, tendus, émus, troublés, terrifiés, émerveillés, éblouis, transcendés.

Dites-moi d'où viennent ces larmes.

Dites-moi pourquoi seul le théâtre permet cela.

Alors en vous écoutant, je pourrai vous raconter une nuit entière, ces paroles, ces actes, ces mouvement des corps, je vous dirai aussi la douleur, la terre, la transmission, les manières d'être dans le courage et la révolte, je vous dirai la guerre, la trahison, la violence terrible, je vous dirai qu'il faut écrire les noms des morts, les apprendre par coeur, je vous dirai qu'il faut apprendre à sauver les morts de la mort.

Je vous dirai comment cette jeune femme sauva son amie juive de l'extermination programmée.
Je vous dirai comment et pourquoi il faut accompagner les morts.
Je vous dirai comment naît la jouissance. Je vous dirai aussi la nécessité de savoir pour être, être pour savoir. Je dirai que le verbe fait fleurir la pierre, et je vous dirai la douceur du soir.

Je vous dirai la voix des femmes, leurs chants, leurs jouissance, leur révolte, je vous dirai celle des hommes, leur colère et leur détermination.

Je vous dirai aussi la douceur du soir et les premiers mots, le froid de la nuit et les mots qui surgissent, glissent et s'élèvent. Je vous dirai l'apparition du soleil qui se pose sur mon regard et celui des acteurs. Je vous dirai ce trait rouge apparu dans le ciel, griffé sur l'instant par un vol de trois martinets.

Je vous dirai, ces bras ouverts, ces yeux brillants de joie et d'émotion, je vous dirai que le théâtre naît de tout cela, du jour, des mots et de la nuit, et qu'il ne peut accomplir cette naissance que là, dans la mémoire des pierres du Palais des Papes, que tout ce qu'il convoque est là, devant vos yeux, que tout ce qu'il raconte a déjà été raconté ici.

Je vous dirai ces yeux rougis, ces corps fatigués et résistants.

Je vous dirai cette nuit où nous avançons sans jamais que nous dévore la moindre flamme.

Je vous dirai enfin l'embrasement du Temps retrouvé par la grâce du théâtre.

" Le père. Mon âme est rassurée.
Pourtant je suis en proie à un grand trouble.
Je vais aller rejoindre le grand calme des profondeurs.
J'aurai comme compagnon de jeu les noms de mon pays.
Là, parmi les poissons, je serai le gardeur de troupeaux... " (1)

à suivre

Philippe Chauché


(1) Littoral / Wajdi Mouawad / Leméac / Actes Sud-Papiers
(2) Littoral. Incendie, Forêts / Wajdi Mouawad / Cour d'Honneur du Palais des Papes / Festival d'Avignon jusqu'au 12 juillet.

1 commentaire:

  1. Je n'y serai pas, bien sûr. Alors, merci à vous de poser ici un peu du parfum de là-bas.

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