" Chaque séjour, léger et moelleux, se range dans ma mémoire en états superposés toujours semblables et jamais pareils. On croit qu'ils se confondent, et ce n'est pas vrai. Il faut penser à un certain nombre de couvertures de luxe rangées dans une armoire. En les examinant de plus près, je me laisse imprégner par tel parfum, telle souplesse, telle couleur, et pourtant leur masse a fini par composer un corps homogène offrant la perception immobilisée du temps qui passe.
La femme que j'étais et celle que je suis ont ceci de commun : elles s'installent chaque matin pour commencer, poursuivre ou terminer un livre. Leur différence ? L'ancienne laissait nus son cou et ses bras dont elle n'avait même pas la fierté, évitait l'ombre des parasols, courait et riait haut, cherchait à plaire aux hommes, en bref se flattait d'appartenir à la lignée candide des allumeuses. La récente au contraire s'habille avec pudeur et passe inaperçue à travers la foule. Les moments de sensualité gratuite dont elle jouissait autrefois ne se produisent plus. Tel est le sigle exact, cruel, honnête, mais somme toute admirable de la durée. Quoi qu'on en dise, fasse ou pense, la durée ne commet jamais d'erreur. Je m'y suis peu à peu soumise avec sagesse. Pourquoi ?
Parce que au retour de mon vagabondage de l'après-midi, le dos de Jim encore au travail me dit sans me dire : " M'aimeras-tu toujours ? " ou bien : " Je te dois tout " ou également : " Nous sommes fait l'un pour l'autre ". Grâce à cela je ne suis plus qu'un aujourd'hui fabuleux, un demain clair abrité par un maintenant démesuré. Invisible, je reste incessamment portée en avant de moi-même. " (1)
" Cette femme est stupéfiante, amusante, très déterminée. La nuit chaude, sur les Ramblas, est d’une gaieté folle, foule intarissable dont le flot faiblit à peine vers 5 heures du matin. Des fleurs partout, des femmes-fleurs partout, des prostituées fabuleuses au Cosmos, café vers le port. Dominique sait que je vais déraper de temps en temps vers là-bas, elle ferme les yeux, ne se plaint pas, ça fait partie de l’accord. Barcelone est mon université accélérée vitale. C’est là que Picasso a fait ses classes. Le quartier chaud s’appelle, comme par hasard, le « Barrio Chino », le quartier chinois.
Barcelone, Barcelone, pendant trois ans, chaque été. Grand hôtel pas trop cher, murs épais blanchis à la chaux, fraîcheur, sommeil, veille, sommeil éveillé, rêve éveillé. Et puis un jour, en partant, accident, pneu éclaté, voiture bousillée, pas une égratignure. On sort par le toit ouvrant dans un fossé, on s’embrasse. Il y a un village pas loin, et un café où je bois le meilleur cognac de mon existence. On s’aime ? On s’aime. " (2)
Quel étrange mois de mai, note-t-il, il le traverse à la seule lumière de ses incertitudes amusées, écoutant distraitement le " blabla " qui occupe l'espace et passant quelques secondes à regarder " le chichi " d'un monde qui se précipite à la vitesse du son dans le mur de sa stupide destinée, et puis, surpris, il lit dans un journal du soir l'annonce de la disparition de la Violette de Venise, d'un écrivain - laissant aux " animaux tristes " la fâcheuse habitude féministe de féminiser ce mot si beau - Dominique Rolin n'est plus, n'est plus là où on croyait qu'elle était, nous n'aurons plus paraît-il rendez-vous avec ses romans légers et virevoltant comme les jupe noires des jeunes andalouses, qu'il admirait à la terrasse de son café de la place Alfalfa il y a vingt ans de cela, elle s'est éteinte avec la même élégance et le même style qui ont conduits sa vie vivante, nous ne lirons plus ici et là ces saisissements romanesques, ces traces qui en faisaient une lointaine et lumineuse complice.
à suivre
Philippe Chauché
(1) Trente ans d'amour fou / Dominique Rolin / Gallimard / 1988
(2) Un vrai roman / Mémoires / Philippe Sollers / Plon / 2007